Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

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À mes critiques ;

« On pouvait dire... oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme...
En variant le ton, —par exemple, tenez ! »

Edmond Rostand

 

 

À la saint-glinglin[1]

Opéra comico-tragico-satirique expérimental en trois cornues

 

Première au Théâtre Hadách

 

PremiÈre cornue

 

Un bathyscaphe agencé avec un confort luxueux dans le lit du Mississipi, près de l’Opéra-Comique de Paris. De douillets fauteuils de velours, des cheminées, des bibelots. Le son continu d’un orgue, piano mécanique des sphères, filtre depuis le voisinage. L’espace est vide. Des becs Bunsen, un service à thé, des rideaux de velours et quelques hémisphères de Magdebourg. Du papier de tournesol, une loi de Boyle-Mariotte, de la poudre de riz.

 

RAKASA RAKASAKI (philatéliste mongol. une apparence impeccable, un accent étranger.) : Disposez de moi, Monsieur le Baron.

PAPI HONKA (gestes désinvoltes) : Ah oui, bien sûr. Comment allez-vous, cher Professeur ? Vous savez, il me semble souvent que Kant n’a pas entièrement raison lorsqu’il invoque l’impératif catégorique, ou la quatrième dimension… Néanmoins l’hypothèse de Bergson sur la relativité du temps et de l’espace, ce n’est pas rien non plus… Souhaitez-vous une cigarette avec de la crème Chantilly ?

RAKASA (passe poliment à l’état liquide) : Sans aucun doute, sans aucun doute.

DIEU SAMUEL (descend sur une liane à une vitesse initiale de 9,8) : Oh pardon…

PAPI HONKA : Salut, Samuel. Alors, ça boume ?

DIEU SAMUEL (hésitant) : Je ne sais pas… Il me semblait avoir entendu le son d’un cor, d’ici, du côté du zodiaque… J’ai cru un instant que la lune était tombée sur le Popocatépetl… mais apparemment je me suis trompé. Je suis un peu distrait aujourd’hui. Qu’est-ce que c’est que cette flaque d’eau ?

PAPI HONKA : Permets-moi de te présenter Rakasaki Rakasa, philatéliste japonais.

RAKASA (passe à l’état gazeux. Il volute poliment) : J’ai bien l’honneur.

SAMUEL (hésitant) : Eh bien… Quel homme étrange…

PAPI HONKA (hausse les épaules) : Qu’est-ce qu’il a d’étrange ? C’est un homme normal, juste un peu nerveux.

(Coups de canon.)

SAMUEL (hésitant) : Ça se peut… ça se peut… On dirait qu’il me ressemble…

PAPI HONKA (légèrement) : À part ça, comment vas-tu ?

SAMUEL (enthousiaste) : Moi, bien. Vous avez entendu, Papi Honka, que j’ai inventé la machine musicale à trancher le salami ?

PAPI HONKA : Vous m’en direz tant ! Rantanplan !

SAMUEL (fixe ses pieds du regard) : Oui… La machine tranche le salami tout en frissonnant, mystérieusement… Tout à coup une musique vrombit… Une mélodie de l’au-delà… Les tranches de salami tombent dans un bruit sourd… Mais la musique va crescendo… Un gaz bleu jaillit… Les soldats tombent morts…

PAPI HONKA : Et Mamie Amalia, comment va-t-elle ?

SAMUEL : Merci, toujours aussi…

MARIE JÉSUS (ancienne cantatrice, traverse la scène.)

SAMUEL : Marie…

MARIE : Cessez de me harceler. Je suis une femme honnête, ne me compromettez pas. (Elle boude.) Vous êtes vilain !

SAMUEL (d’une voix sourde) : Marie… sache que… dans mon âme tu es une machine à trancher le salami…

MARIE (coquette) : On ferait de vous du beau salami.

SAMUEL (hurle) : Tu veux ma mort ?

LE GRAND PRINCE (arrive à pas rapides) : Tenez, j’ai un jeu de cartes… Celui qui tire l’as de courge doit s’asseoir dans la trancheuse…

SAMUEL (bafouille) : Je comprends… Dieu vous garde…

 

(Il allume un cigare. Le cigare explose et neuf fusées en sortent. Musique.)

 

(Obscurité.)

 

 

DeuxiÈme cornue

 

Grand atelier au Danubius. Au milieu, une machine immense. Des courroies sifflent et battent, des ouvriers travaillent.)

 

SAMUEL (aux ouvriers) : Tranchez, mes enfants, tranchez… Demain je ferai la présentation de mon invention. Je l’essaierai peut-être moi aussi… (Pour lui-même.) Peut-être…Peut-être…

PREMIER OUVRIER : Pousse le salami, camarade, vas-y, pousse !…

DEUXIÈME OUVRIER : Que le diable pousse. Moi j’en ai marre de cette machine.

 

(Le soir tombe lentement. Lumière mauve. Les ouvriers s’en vont.)

 

SAMUEL (s’assoit sur la machine. Pour lui-même.) : Tranchons… (Il jette un morceau de viande dans la machine.)

RAKASA (ça sort par en bas. Au début cela ressemble à du salami. Quand ça vient plus près, on voit que ça ressemble à Samuel.)

SAMUEL (effrayé) : Qui est-ce ?

RAKASA (d’une voix d’outre-tombe) : Pourquoi tu as peur ? Tu ne sens pas que je suis ton âme la meilleure ?

 

(Un brouhaha dehors, une musique douce. Les tranches de salami qui tombent jouent un Nocturne de Chopin.)

 

SAMUEL : Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ?

RAKASA (mystérieux) : C’est la musique de la mort.

SAMUEL (explose) : Qu’est-ce que tu me veux ?

RAKASA (légèrement) : Rien. Je veux copier l’empreinte digitale de votre oreille. Si les proportions chimiques sont correctes et si l’on peut recoudre les tonneaux, alors d’après mes calculs, vous serez libéré de votre mal à l’estomac et du péché originel. Allons-y, suivez-moi !... (L’arrière-plan s’écarte. On voit l’étoile de Saturne qui s’approche. La silhouette du philatéliste grossit, il lui pousse des ailes.)

SAMUEL (sa voix s’éteint) : Attends-moi, j’arrive…

 

(Le vide. L’infinitude. Une pompe de Foucault, trigonométrie.)

 

TroisiÈme cornue

 

Place de l’Octogone. Des trams vont et viennent. Des crieurs de journaux, des soldats, des passants. La Grande Machine à Trancher le Salami est dressée au milieu de la place.

 

SAMUEL (gaiement) : Entrez, Messieurs, on vend du salami frais. (Une foule compacte s’agglutine.)

LE CRIEUR DE JOURNAUX : Putain…

LE GRAND PRINCE (s’arrête, fixe Samuel.)

SAMUEL : Bon, allons-y… (Il met en route la machine. Il saute lui-même aussi dedans. Les gens sont ébahis.)

MARIE (crie) : Samuel !

LE SOLDAT INVALIDE Ciga-rettes ! Des ciga-rettes albanaises, blondes !

SAMUEL (sort par en bas) : Messieurs ! C’était merveilleux… Comme si des ailes avaient froufrouté près de moi et des profondeurs s’étaient ouvertes sous mes pieds, quand les couteaux frappaient à mes côtés… Ils m’ont presque coupé la tête… Mais je l’ai écartée et me voici…

LE GRAND PRINCE : C’est une cochonnerie. Je n’ai pas encore pris mon petit-déjeuner. Je croyais qu’on trouverait du salami ici.

SAMUEL : Et quoi encore ! (Il le gifle.)

MARIE : Samuel, je t’aime !

SAMUEL (d’une voix sourde) : Moi je ne t’aime plus. Depuis que j’ai vu la vérité de près et que je suis allé à l’intérieur de la Grande Machine, j’ai compris que je n’ai besoin ni d’amour ni de femme… Je n’ai besoin de rien…

RAKASA : Excepté ?

SAMUEL (les yeux brillants) : Excepté du salami ! Un salami infini !

 

(Tout le monde se fige. Samuel commence lentement à s’élever en l’air.)

 

Suite du recueil

 



[1] Également dans Vous écrivez ainsi.