Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

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Les trois cœurs de Marianne[1] [2]

 

Personnages :

 

Marianne Duval

Henry Duval

Françoise Devilliers, amie de Madame Duval

Mérimée Scott

Alfred de Mariveau, ami de Duval

La bonne

Un spectateur

Une spectatrice

Chambre de Marianne, avec une véranda, intérieur bourgeois bien agencé.

 

Marianne est allongée sur le sofa, elle lit, soupire, jette son livre, va au piano, joue quelques mesures debout, claque le couvercle.

La bonne entre : Madame

Marianne tressaille nerveusement : Qu'y a-t-il, Blanche ?

La bonne : Madame Devilliers

Marianne : Françoise ? Qu'elle entre vite !

La bonne sort

Françoise entre à gauche : Marianne !

Marianne : Françoise ! Vives embrassades, larmes, étreintes. Voix boudeuse. Amie infidèle !… Négliger ainsi sa pauvre petite Marianne !

Françoise : Mais je suis là ! Et je ne te quitterai plus maintenant ! Elle la regarde attentivement. Laisse-moi te regarder ! Tu as maigri !… Mais ça te va bien !… Ton visage est d'une jeune fille… comme autrefois au pensionnat… à Saint-Cyr, tu te rappelles ?

Marianne soupire : Si je m'en souviens… Le père… Elle rit. Assieds-toi, Françoise… Tu bois quelque chose ?

Françoise s'assoit : Non, non… Pierre m'attend au Champ de la Bronillière… Nous partons dans un quart d'heure pour l’Amérique. Je ne voulais pas partir sans te dire au revoir, ma chérie.

Marianne les yeux baissés : Ah bon… Alors… toi aussi, tu me quittes…

Françoise : Moi aussi ?!… Et qui d'autre ?

Marianne ne répond pas.

Françoise : Tu ne réponds pas ?

Marianne nerveusement : Va, Françoise… Ne fais pas attendre ton mari !…

Françoise : Comme ça, je n'y vais plus. Pause. Voyons. Elle s'approche de Marianne qui s'est assise sur le sofa, elle lui soulève le menton, la regarde dans les yeux. Marianne… Tu n'es pas heureuse ?!

Marianne détourne la tête : Ce n'est rien… vraiment…

Françoise : Allons, voyons… j'ai aperçu comme une larme dans ces yeux d'enfant innocent…

Marianne touche ses yeux de la main. Oh… ce n'est rien… une poussière…

Françoise : Ah mais, on ne triche pas avec Françoise… La petite Marianne a du chagrin… prudemment. Ton mari peut-être…

Marianne vivement : Tu n'as pas le droit de penser du mal d'Henry, Françoise. C'est un homme d'une grande bonté et le mari le plus noble qui soit… Il me comble de son affection. Et il est si occupé…

Françoise : Où est-il en ce moment ?

Marianne : Il s'affaire là-haut dans l'observatoire, une importante livraison de comètes vient justement d'arriver des colonies, il est en train de s'en occuper… Malheureusement, moi je ne connais rien à ces choses-là.

Françoise après une pause. Et pourtant…

Marianne : Non, non, Françoise… je te jure que tu te trompes.

Françoise doucement : Et… Mérimée ?

Marianne tressaille : Ne prononce pas ce nom, Françoise… Il est mort, pour moi. Je le hais.

Françoise : Tu ne sais pas ce qu'il est devenu ?

Marianne : Je ne sais pas !… Après… après cette horrible scène… il est parti…

Françoise : On dit qu'il est allé au pôle Nord. Depuis on n'a pas de nouvelles.

Marianne : Il y a dix ans de cela…

Françoise : Tu ne penses plus jamais à lui ?

Marianne : Jamais. Dix fois par jour je me dis que c'est vraiment étonnant qu'il ne me vienne même pas à l'esprit. Ainsi, tout à l'heure, quand tu es venue, j'étais en train de penser, je me disais : elle est tout de même merveilleuse notre âme à nous les femmes ; ce Mérimée, par exemple, il m'est tout à fait sorti de la tête…

La bonne entre : Madame, le petit Charles s'est caché dans le tonneau et on n'arrive pas à le retrouver sous les confitures. Elle sort.

Françoise soupire : Oui… nous sommes curieusement construites, nous les femmes…

Marianne : J'ai évoqué son visage… ses gestes… et je me suis émerveillé de ne plus y penser… Avec une gaîté forcée. Mais parlons de toi, Françoise… Es-tu heureuse ?

Françoise : Oh, oui. Mon époux construit des ponts avec des traverses en fer et il me comble de son affection.

Marianne soupire : Oh, ces maris !…

Françoise sursaute : Je dois partir, Marianne !… Adieu !

Marianne : Adieu, Françoise !… Baisers, étreintes, Françoise part. Marianne se recouche sur le sofa, essaye de lire, soupire. Elle va au piano, elle fait distraitement tourner le globe placé dessus. Le pôle Nord… il doit y faire froid…

La bonne entre : Madame… le petit Louis a fait sauter le compteur à gaz. Elle sort.

Marianne à elle-même : À quoi ça doit ressembler un cœur désert, en hiver, la nuit, nu, au pôle Nord… en mangeant une glace ?

Henry entre, pressé : Bonjour, Marianne ! Comment vas-tu, ma chérie ? Il lui donne un baiser hâtif sur le front, puis se dirige vers l'autre porte.

Marianne doucement : Henry !

Henry se retourne : Tu as dit quelque chose, chérie ?

Marianne : Où vas-tu si vite ?

Henry : Je retourne à l'observatoire. Je dois comptabiliser deux kilos d'astres jumeaux marinés avant l'assemblée générale, et au demeurant nous sommes en train de porter la Grande Ourse à soixante-dix chevaux-vapeur.

Marianne distraitement : À propos d'astronomie… Pourrais-tu me dire, s’il te plaît, s'il fait vraiment froid en ce moment au pôle Nord ?

Henry lui jette un regard scrutateur : Tu poses des questions étranges, Marianne. À ta place, dans la position sociale qui t'est assurée par ton époux et tes enfants, tu devrais plutôt t'interroger sur l'obscurité qui doit régner dans l'estomac d'un nègre, la nuit, dans un tunnel.

Marianne à elle-même : Il ne me comprend pas… Il ne me comprend pas.

Henry sort.

Marianne : Henry… Il faut que je te parle.

Henry : Maintenant, ma chérie… quand je suis tellement pressé ?

Marianne : Notre bonheur à nous deux, n'est-il pas plus important pour toi que ces maudites étoiles ?

Henry s'assoit, regarde sa montre : Eh bien, ma chérie… Parle, ma chérie.

Marianne : Ne regarde pas cette montre. Henry… Tu ne m'as jamais demandé si j'étais heureuse.

Henry : J'ai pensé que c'était inutile.

Marianne : Oui… et c'était une grave erreur, Henry. Nous, femmes, souvent nous paraissons heureuses alors que nous ne le sommes pas, et souvent nous nous croyons heureuses lorsque selon l'apparence nous devrions être malheureuses, mais nous l'ignorons, pourtant en réalité…

Henry pensif : Pendant les quinze années de notre mariage je n'ai jamais songé à cela.

La bonne entre : Madame, la petite Marguerite a mis au monde un bébé au valet noir. Elle sort.

Marianne : Parce que tu ne me connaissais pas, Henry. Tu ne m'as jamais demandé s'il y avait quelqu'un d'autre dans ma vie… s'il y avait eu quelqu'un avant toi… avant que je te connaisse… à qui j'aurais pu penser pendant les nuits de printemps.

Henry : Je te faisais confiance, Marianne. Tu étais pour moi la sainteté, mon unique point lumineux, un rayonnement de lumière sur lequel mon âme venait reposer durant les heures difficiles de mon sale métier, d’astronome.

Marianne : Oui, tu étais bon pour moi, Henry. Mais la bonté n'est pas tout… Mon âme s'est desséchée auprès de toi, Henry… car tu n'as jamais été jaloux de moi… Nous, femmes, nous en avons besoin… car sinon, nous nous donnerons le droit de libérer notre âme…

Henry : Tu dis des choses étranges… J'ai peut-être fait des erreurs, mais pourquoi me dis-tu tout cela ?

Marianne : Parce qu'il faut faire face à la cruelle vérité de la vie, Henry, il faut y faire face, avec virilité et courage. La vérité, la cruelle vérité de la vie c'est…

La bonne entre : Madame, la petite Évelyne s'est coiffée d'une culotte, et elle a fusillé Monsieur le Précepteur. Elle sort.

Marianne : La cruelle vérité de la vie, Henry, c'est qu’avant de te connaître…

Henry tremblant : Marianne… n'en dis pas plus…

Marianne : Si, je te dirai tout, même si nous devons en mourir tous les deux ! Je ne veux plus te bercer d'illusions !… Ce n'est pas toi que j'aime, c'est un autre que j'aime ! Nous nous sommes connus voilà quarante-six ans à cinq heures et demie, un après-midi d'hiver. Nous ne nous sommes guère parlé… Il ignore jusqu'à mon existence… Je n'ai pas commis le péché, c'est cela peut-être mon péché. Je lui ai causé une douleur extrême, il a disparu le lendemain matin, on dit qu’il a entrepris un voyage au pôle Nord. Depuis il n'a pas donné de ses nouvelles. Je peux même te dire son nom, il s'agit du capitaine Mérimée Scott. Mais le voici qui entre.

MÉrimÉé entre, en smoking de peau de phoque, portant un haut de forme en morse, des bagages à la main : Marianne, je suis là ! Me reconnaissez-vous encore ?

Marianne : Mérimée… Seigneur Dieu, prenez garde… Mon mari…

MÉrimÉé : Votre mari ?… Vous êtes donc mariée ?!… Il ricane. J'aurais dû m'en douter… Tant pis ! Il s'incline devant Henry. Je me présente : capitaine polaire Mérimée Scott.

Henry se lève, ne prend pas la main tendue par Mérimée, se place devant Marianne et dit après d'âpres luttes intérieures : Marianne, je crois que je suis de trop ici. Je ne serai pas celui qui vous empêchera d’écouter votre conscience. Je monte à l'observatoire… et je vous y attendrai une demi-heure, Madame. Si vous ne m'y rejoignez pas d'ici là, je saurai qui vous aurez choisi de nous deux. Il incline la tête, glacial, devant Mérimée. Monsieur le capitaine !… Il se retourne douloureusement. Marianne !Il sort lentement, la tête baissée il s'arrête une seconde à la porte, il lance le globe en rotation. Le pôle NordIl se reprend et sort.

MÉrimÉé : Qu'est-ce que ça signifie ? C’est moi qui reviens du pôle Nord et c'est lui qui me salue froidement.

Marianne : Mérimée, pour l'amour du ciel, que voulez-vous de moi ? Pourquoi êtes-vous venu ?

MÉrimÉé : Vous le demandez ? Depuis neuf années je confis la glace au pôle Nord avec votre image dans mon cœur. J'ai toujours pensé à vous dans ce froid incroyable… Avec passion. À toi, Marianne… Il s'approche d'elle.

Marianne : N'approchez pas, Mérimée…

MÉrimÉé : Alors, vous ne m'aimez pas ? Il baisse les yeux.

Marianne : Qu'y a-t-il dans ce paquet ?

MÉrimÉé : Je vous ai apporté un morceau de glace…

Marianne se tait.

MÉrimÉé : Eh bien, vous ne répondez pas ?

Marianne comme à elle-même : Vous savez, Mérimée, tout à l'heure j'ai pensé que ce morceau de glace est en réalité le symbole de ma vie… Dites, vous me croirez, si je vous dis que j'aime mon mari ?

MÉrimÉé : Je vous crois, Marianne.

Marianne se tordant les mains : Que faire ? Que faire ?

MÉrimÉé : Divorcez et épousez-moi.

Marianne : Impossible, Mérimée… C'est mon mari que j'aime. Je l'aime parce qu'il est bon et noble et généreux, l'avez-vous vu quand il est parti ? Il comprend et il me pardonne, moi, que votre amour sans espoir éveille pour vous en mon cœur une passion irrésistible…

MÉrimÉé explosant : Alors vous m'aimez !

Marianne enfiévrée : Oui, je vous aime ! Je vous aime !… J’aime votre immense souffrance qui vient de ce que je suis incapable de ne pas aimer Henry qui consent à ce que je choisisse, qui consent à ce que je vous aime… que je t'aime… Elle l'étreint en sanglotantcar c'est l'homme le plus noble au monde…

MÉrimÉé : Alors c'est lui que vous aimez ? Il sort. Je retourne au pôle !

Marianne poussant un cri : Non ! Non ! Emmène-moi !… Je suis à toi !… Je ne peux pas supporter que tu souffres à cause de moi… Je suis folle de toi !… Il n'y a pas au monde un autre homme qui vaille Henry, je suis à toi ! Partons !…

MÉrimÉé l'embrasse passionnément : Partons, le traîneau de phoques nous attend dehors !…

Marianne regarde ses pieds fixement.

MÉrimÉé : Vous ne venez pas ?

Marianne sourdement : Pars seul, Mérimée. Ma place est ici… dans le renoncement et dans le châtiment. J'ai enfin compris que tu es un homme semblable aux autres, égoïste et avide !

MÉrimÉé tête baissée : Alors je monte rejoindre ton mari, je lui dis tout et je te rends à lui.

Marianne les yeux brillants : Vraiment ? Tu le ferais ?… Tu aurais été capable de faire cela ?… Pour moi ?… Elle s'élance sur lui et l'embrasse passionnément. Plus rien ne peut me séparer de toi !… J'ai fait mon choix, ma place est auprès de l'homme qui est capable de renoncer à moi, pour ma liberté, pour la liberté de mon âme !… Nous pouvons partir, plus rien ne me retient dans cette maison !…

La bonne entre : Madame, Monsieur, votre mari, vient à l'instant de se jeter par la fenêtre de la tour de l'observatoire.

Marianne crie : Il est mort ?

La bonne : Il n'a pas encore atterri. La tour est haute, il se trouve à peu près au niveau du troisième étage

Marianne  : Prévenez-moi quand il sera au second.

La bonne : Oui, Madame. Elle sort.

MÉrimÉé : Marianne, sauvons-nous de cette affreuse maison.

Marianne : Adieu, Mérimée.

MÉrimÉé atterré : Vous me congédiez ?

Marianne : Oui. J'appartiens à mon mari, qui veut mourir pour moi. Vous ne savez que renoncer à moi, mais lui, il ne peut pas vivre sans moi. Je ne peux être qu'à celui qui ne peut pas vivre sans moi et qui le prouve.

MÉrimÉé : Marianne, un mot encore !

La bonne entre : Madame, le petit René a mordu le chien enragé, et Monsieur en est au second étage. Elle sort.

Marianne : Adieu.

MÉrimÉé : Un mot, Marianne…

Marianne : Arrière, assassin !… Je vais rejoindre mon seigneur et maître, mon mari. Elle sort.

MÉrimÉé haletant, se met lentement à faire les cent pas, puis il allume une cigarette, regarde sa montre, fixe le sol en broyant du noir. Brusquement il se décide, va au téléphone, dit d'une voix enrouée : Allô… le standard ?… Passez-moi le pôle Nord… zéro… zéro… c'est vous, Amundsen ?… S'il vous plaît, ne m'attendez pas pour dîner… j'ai une petite affaire à régler… dites à mon domestique… de piétiner… cette photo… Allô… Merci, cher Raoul… et je vous demande… de me garder votre amitié… Il repose lentement le combiné, regarde fixement devant lui. Puis il sort un revolver de sa poche, il le remue, il l'arme, il le replace dans sa poche. Il regarde autour de lui, éteint la lumière, il ne reste plus d'allumée que la lampe du bureau. Lentement, la tête baissée, il passe à gauche dans la pièce voisine.

 

Pause

 

Voix d’Alfred  de Mariveau du dehors : Monsieur et Madame sont-ils sortis ?

Voix de La bonne : Non. Qui dois-je annoncer ?

Voix d’Alfred : Alfred de Mariveau… Laissez, je connais le chemin… Il entre, jette un regard alentour. Comme il fait sombre ici… Où sont-ils donc passés ? Il allume la lumière. Mais il n'y a personne.

Marianne entre lentement de droite : Mérimée… Es-tu là ?

Alfred : Pardon, petite Marianne…

Marianne : C'est vous Alfred… Je cherche Mérimée…

Alfred : Et votre époux ?

Marianne les yeux baissés : Il est mort.

Alfred effaré : Mort ?

Marianne d'une voix sourde : Du premier étage je lui ai crié d'attendre… J'allais tenter de savoir par Mérimée… si je l'aime parce que dans son amour sans espoir il m'a pardonné… si je suis incapable de haïr Henry, parce que sa souffrance a suscité de la compassion dans son âme… ou si c'est l'amour de Henry qui a rallumé la vieille passion que Mérimée avait éteinte par son égoïsme ! Mais avant de pouvoir achever ma question, il a atterri au sol et il s'est cassé le cou ! Elle se couvre les yeux. Hab ich ein Nachmittag gehabt ![3]

Alfred : Et maintenant… que va-t-il se passer ?

Marianne : Où est Mérimée ? Bruit d'un coup de feu dans la pièce voisine. Qu'est-ce que c'était ?

Alfred : Je ne sais pas… attendez… Il fonce dans la pièce de gauche, revient immédiatement, s'arrête sur le seuil la tête baissée.

Marianne tremblante, sourdement : C’est fini ?

Alfred acquiesce lentement.

Marianne s'écroule sur le sofa, se cache le visage : Celui-là aussi m'a quittée ! Me voici… seule… sans espoir… rejetée… Elle sanglote. Oh… que je suis malheureuse !

Alfred s'approche d'elle lentement. Doucement, maladroitement : Marianne…

Marianne ne répond pas.

Alfred : Marianne… si vous ne méprisez pas la consolation de quelqu'un… qui vous aime en silence depuis longtemps… mais ne voulait pas l'avouer…

Marianne tend son bras, le visage toujours dissimulé : Si vous acceptez, Alfred, un cœur brisé, brûlé et désormais inutilisable… il est à vous.

Alfred lui baise la main : Je comprends votre immense douleur, Marianne… je m'efforcerai d'être digne de vous.

Marianne : Mais vous devez savoir, Alfred, que je ne vous aime pas.

La bonne entre : Madame, le petit Rodolphe a traîné le cadavre de Monsieur Mérimée dans le couloir et il a confectionné un lance-pierre avec ses oreilles. Elle sort.

Marianne : Je ne vous aime pas… et je ne pourrais devenir votre femme que si vous pouviez me comprendre.

Alfred : Mais comment ? Dites-moi ce que je devrais faire ! Comment dois-je m'y prendre ?

Marianne : Écoutez-moi… Nous, les femmes, lorsque nous disons à quelqu'un que nous l'aimons, nous le disons exclusivement parce que nous essayons de nous en convaincre… Mais les hommes ne doivent pas prendre cela pour argent comptant, car l'homme qui croit que nous l'aimons, nous ne pourrons que le détester pour sa fatuité…

Alfred : Mais s'il ne le croit pas…

Marianne : S'il ne le croit pas, nous l'adorerons, mais seulement si nous croyons qu'il ne le croit pas.

Alfred : Par conséquent, je dois croire… que vous avez besoin de…

Marianne : J'ai besoin d'être aimée de façon à me faire croire que vous n'aimeriez pas que je vous aime… il faut que votre amitié et votre amour…

Un spectateur dans la salle : Je vais te faire voir, moi !

Une spectatrice au même endroit : Pour l'amour du ciel, Samuel… tais-toi ! Ne fais pas de scandale !

Le spectateur : Attends, attends !… Je vais lui faire voir, moi ! C'est insupportable, ça !… Là-haut on me casse la tête, tandis qu'ici, c'est toi qui court sur la patate ! Je vais mettre de l'ordre à tout ça, moi !

La spectatrice : Jésus, Marie !

Le spectateur bondit, se précipite violemment sur la scène, les cheveux hirsutes : Qu'est-ce qui se passe ici ?! Non, mais qu'est-ce que vous croyez ?… Tout au long de la représentation ma femme me tanne en prétendant que… (À Marianne.) vous avez raison ; et que moi, je ne suis qu'une brute, et qu'elle va bel et bien me tromper et que je n'ai qu'à me tirer une balle dans la tête car elle voit enfin à quoi ressemble une vraie femme à l'âme compliquée… ma femme a neuf enfants, et vous croyez que moi je dois écouter ça ?!… Eh bien, écoutez-moi, Madame, dites-le nous, ce qui vous gratte, enfin, qu'est-ce qu'elle veut encore, votre âme ?

Marianne : Que signifie ceci ?

Le spectateur : Qu'est-ce que vous voulez ? C’est quoi qui peut vous rendre heureuse, sacré nom ? Car je le ferai votre bonheur, moi, et celui de ma femme, nom de Dieu… Deux hommes en sont déjà morts de votre infortune… Mais ce troisième, il tape sur l'épaule d'Alfred, ce pote à moi, ce gros-là, je ne le laisserai pas tomber !… Alors crachez enfin : vous serez heureuse, oui ou non ? Mais sur le champ… Sacré nom !… Sinon… Il lève le bras.

Marianne effrayée : Non mais, des fois ! Quelle goujaterie !  Pouah ! Comme un cocher ! Malotru à l'âme obtuse ! C'est comme cela que vous prétendez vous glisser auprès de l'âme d'une femme ?

Le spectateur : Quoi ? Cocher ? Malotru ? Âme ? Attendez un peu, je vais me glisser auprès de votre âme, moi ! Il se jette sur elle, il l'allonge sur ses genoux, il lui administre une fessée. Tiens, c'est pour toi, conasse… Tiens, en voilà de la compréhension, en voilà de la complicité… Tiens… Tu veux être heureuse à la fin ?

Marianne geignant : Aïe… aïe… Je suis heureuse… Je suis heureuse… Je suis terriblement heureuse… Arrêtez enfin !

Le spectateur : Ce n’est pas trop tôt ! Enfin un drame psychologique qui se termine par un happy end.

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Scène primitivement publiée dans le journal Pest Napló le 4 avril 1926 sous le titre Drame psychologique à la mode.

[2] Cette scène a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La Ballade des hommes muets".

[3] J’en ai eu après-midi, moi !