Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
Guillaume Shakespeare
Écrit
par Edmond Shakespeare.
Traduit
de l’anglais par Frigyes Karinthy.
(Un
livre intéressant vient de paraître à Londres, dans lequel
son frère, Edmond Shakespeare, inspecteur suppléant au bureau du
cadastre d’Oxford, écrit la biographie du grand poète
anglais récemment décédé. – La
rédaction.)
En ma qualité de témoin
oculaire de la vie du pauvre Guitou, j’ai
décidé de m’acquitter du tribut du devoir fraternel, et
d’écrire enfin la vérité sur les questions dont la
postérité sera curieuse à propos de Guitou.
Cela est d’autant plus nécessaire que pas plus tard que tout
à l’heure Michou qui est revenu de cette postérité
avant-hier m’a signalé qu’on l’a asticoté
là-bas pour qu’il me demande ce que je sais sur ce pauvre Guitou, parce que comme il dit, là-bas ils ne savent
rien.
Ben,
moi, j’ai fait la connaissance de Guitou aux
alentours du moment où il est venu au monde par hasard. Notre paternel,
Géza Shakespeare de Shake d’Oxford-le-bas lès
Liverpool-le-petit, m’a appelé dans la chambre et m’a
présenté Guitou, qui déjà
alors m’a fait l’effet d’un nourrisson. Je l’ai tout de
suite dit à papa, qui n’a fait qu’en rire – qui aurait
pu croire qu’un jour, c’est moi qui aurais raison ?
Au
fur et à mesure que Guitou grandissait, il
devenait de plus en plus grand. Je suis témoin d’une chose que
jusqu’ici personne ne savait de façon authentique,
c’était seulement colporté par des rumeurs : il aimait
les tartines beurrées avec du sel et les pièces montées
– d’ailleurs je détiens des documents qui le prouvent. Je me
rappelle très clairement, et je le maintiens, qu’un jour, quand
j’étais sur le point de rentrer du jardin, Guitou
qui se trouvait dans sa chambre a sauté et a crié en direction de
la cuisine pour du sel. Dans sa main, sur laquelle il y avait
déjà cinq doigts, ses propres cinq doigts
légèrement bronzés (avec chacun un ongle), il tenait donc,
une tartine de beurre. Mais il aimait déjà aussi les
pièces montées… Moi je me tenais là, je n’ai
rien dit, puis je suis passé chez mon copain Béla qui revenait de
Chelsea avec ses parents.
C’était
un garçon vif et allègre, Guitou. Quand
on le chatouillait, il riait – mais le merveilleux génie (Toto le
souligne) de son imagination débordante, virevoltante, sautant
d’un extrême à l’autre à la vitesse de
l’éclair, se révélait déjà, parce que
dès qu’on lui cognait la tête pendant les chatouillis, il se
mettait à pleurer.
Il
disait toujours qu’il n’aimait pas les Allemands, même si un
jour il a dit qu’il aimait les Allemands, dans le seul but que ce soit
plus difficile à deviner.
Un
jour nous nous promenions ensemble. Guitou
était distrait et au moment où il s’est retourné
pour me dire un mot, il a trébuché.
Une
autre fois il s’est passé quelque chose de plus intéressant
encore, mais que malheureusement j’ai oublié.
Il
devait avoir vingt-deux ans quand il a fait la connaissance d’Anna.
À cette époque-là c’était une jeune fille
blonde aux yeux bleus, Guitou lui a plu et elle a plu
à Guitou. Ils se sont embrassés la
première fois le vingt-sept juin à huit heures du soir.
J’en suis témoin, parce qu’il m’a dit tout de suite
après qu’un baiser est plus agréable qu’un mal de
ventre. Il est vrai que d’autres ont affirmé la même chose
avant lui, mais c’est tout de même autre chose quand c’est Guitou qui le dit, il est si différent des autres
gens. Alors déjà je me doutais que Guitou
devait être un homme différent quand il disait la même chose
que les autres, pourtant il n’était pas pareil que les autres.
Ça, je l’ai aussitôt fait coller à Londres sur des
affiches, et il s’est avéré que j’avais raison de
m’en douter, j’avais bien anticipé l’avenir. Par
hasard c’est en ce temps-là que les gens commençaient
à s’occuper beaucoup de Guitou, et
n’est-ce pas, aujourd’hui tout le monde reconnaît que ce que
j’ai écrit sur les affiches était vrai, mais alors personne
ne savait encore rien sur Guitou.
Voilà
donc l’homme qu’était Guitou.
C’est la vérité et pas ce qu’en ont dit les autres,
pour la seule raison de faire les intéressants.
Post-scriptum.
Je viens de recevoir une dépêche de Michou qui de nouveau est
parti en voyage à la postérité dans l’affaire de Guitou. Il dit que je dois écrire quelque chose sur
Othello et Hamlet, et aussi sur le roi Lear, parce que là-bas ils
veulent tout savoir sur ses pièces. Qu’est-ce que j’ai
à voir avec ça ? C’est sur Guitou
que je voulais écrire la vérité pour qu’on la sache.
Qu’est-ce que j’ai à voir avec les misérables
pièces que Guitou a écrites, ou si ce
n’est pas lui, c’est un certain Bacon. Je ne fréquente pas
les théâtres.