Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile
et au vinaigre
Le tube de l’annÉe : BÁnk BÁn[1]
« AllÔ,
allÔ ! on demande Monsieur JÓzsef Katona du
thÉÂtre VÍg »
I
À la mi-septembre mille huit cent dix-huit, dans un coin de la
diligence cahotant qui se dirigeait vers Kecskemét, un jeune homme
triste et maigre, aux yeux caves, se rencognait, un porte-documents noir sous
le bras. Au vu de ses habits, une sorte de latiniste ou un juriste.
S’il y avait eu, il n’y a pas eu, quelqu’un des
passagers de la voiture qui discutaient allègrement pour lui demander la
raison de sa tristesse, ce jeune homme aurait certainement donné une
réponse douce et polie, mais évasive. Il aurait été
gêné d’en révéler la vraie raison. Pourtant il
eut suffi d’ouvrir sa serviette et là l’interrogateur
compassionnel aurait aisément trouvé le manuscrit attaché
d’un ruban rouge, d’un drame en trois actes que la poste de
Kolozsvár lui avait transmis deux jours plus tôt. Il avait
participé au concours primé de trois cents forints par M. Döbrentei[2]
où au total douze pièces étaient en lice. La sienne
n’avait pas même été mentionnée dans les
colonnes du "Erdélyi Múzeum",
rapportant le concours !
La diligence cahote et la tête du jeune juriste bat
mélancoliquement le rythme, réalité et souvenirs, friches
inhospitalières et jeunesse sans joie, s’y mêlent lentement.
Il en sourd une sorte d’image onirique trouble et nébuleuse, comme
si quelqu’un courait à côté de la voiture en
haletant, et comme s’il frappait à la fenêtre et comme
s’il devinait son nom… Et comme si l’instant suivant il
n’était plus assis dans cette diligence… mais… comme
c’est étrange…
Non… ce n’est pas une diligence… une sorte de
machine… brillante, étincelante, tintinnabulante… et comme
si elle volait, pourtant elle reste sur place… le paysage ne change
pas… voici les collines de Pest… mais quel environnement
étrange… autour de la machine… comme si tout se
transformait… comme si des maisons poussaient de la terre, des palais
vertigineux, inconnus… et le Danube… des bras de fer enjambent le
Danube… et maintenant… quelqu’un… un homme souriant,
bizarre… se penche vers lui depuis son haut siège au-devant de la
machine… et surpassant le bruit des roues s’adresse à
lui… Il lui dit :
- Ne soyez pas étonné, Maître ! Cette
Machine du temps à bord de laquelle nous filons, parcourt cinq
années par minute et fonce vers l’avenir. En mille neuf cent
vingt-six un journaliste budapestois a songé à vous et il
m’a envoyé vous chercher et vous amener sur le champ, pour
qu’il voie comment vous vous en sortiriez là-bas et alors ! Prenez
garde… le compteur de vitesse indique déjà 1912 –
encore quelques minutes et nous serons arrivés !
II
La demoiselle de la rédaction passe la communication.
- Allô ! Monsieur le rédacteur Katona est
demandé par le Théâtre Víg.
Le publiciste jeune mais déjà populaire se lève de
sa machine à écrire, dans laquelle il était en train de
dicter.
- Allô ! Je vous écoute.
- C’est toi, Jojo ? Ici Dániel
Jób[3].
- Bien le bonjour, mon directeur ! Quoi de neuf ?
- Le nouveau, mon petit, c’est que tu dois d’urgence
terminer "Gertrud"[4]. Hier soir nous avons
décidé de le programmer comme prochaine nouveauté.
- Mais le quatrième acte…
- Peu importe, envoie-moi ce qui est prêt, je veux le
distribuer.
- Comme tu voudras, c’est magnifique, alors je me
dépêche.
- Oui, et s’il te plaît, dis à Stella que
dès demain j’aurais besoin d’une présentation
résumée. Nous voulons la monter avant la pièce de Lengyel[5].
Téléphone aussi à Ráskai.
Incze doit m’envoyer quelqu’un.
- C’est gênant pour moi…
- Arrête, ne fais pas l’enfant. On voit que
c’est ta première vraie pièce. Tu t’y feras. Je
compte inviter les agences étrangères aussi pour la
première.
- Et si c’est un four ?
- Ça ne se peut pas. J’ai besoin d’un
succès, ce sera donc un succès. Salut.
Deux minutes plus tard :
- Allô, Katona ? Salut, canaille ! Ici c’est
Egyed. J’apprends que tu viens avec ce…
quel sera déjà son titre ?
Le lendemain : Un entrefilet, un ou deux articles dans les
journaux, annonçant que le Théâtre Víg
se prépare fiévreusement à monter la nouvelle pièce
de ce jeune auteur sympathique qui, dans une conception et un cadre moderne,
dans une action extraordinairement tendue, présente sur scène un
événement historique. Le titre du spectacle n’est pas
encore décidé.
Jusqu’à la générale, apparaissent
fréquemment des entrefilets sous la signature de József Katona,
afin que le nom devienne en vogue. Les rubriques théâtrales
avancent pour le moment des anecdotes sur les répétitions,
truffées d’allusions aux particularités de la mise en
scène. Deux jours avant la générale, un "Passage du Bánk Bán",
en avant-goût. Dans les illustrés :
« József Katona, dont la pièce va prochainement
être présentée dans un théâtre
budapestois. »
La générale. Les journaux du soir se hâtent de
publier leurs comptes rendus. Tantôt enthousiastes, tantôt
réservés. Selon Zoltán Ambrus[6]
il s’agit d’une valeur certaine, toutefois il serait bon que
l’auteur cesse certaines manières voulant paraître modernes,
et qu’il suive plutôt l’enseignement des maîtres
classiques. Selon Károly Szász,
la pièce est gentille, amusante, pas trop exigeante, superficielle,
néanmoins distrayante. Lőrinc Szabó écrit lui que les quatre premiers actes
sont superflus, et le dernier n’a aucun sens. En tout cas, tout le monde
se met d’accord que le public a aimé la pièce.
Mais il règne comme une odeur de succès. Après la
première un banquet s’improvise au Fészek[7].
Dans un recoin, Sándor Marton négocie avec l’auteur. Qui est ce
monsieur étranger ? – demande quelqu’un. Tu ne sais
pas ? C’est Bartsch, agent américain.
Ce n’est pas vrai ! C’est sérieux ? C’est
sérieux, les Américains ont déjà acheté la
pièce.
Le lendemain, d’immenses lettres affichent dans les rubriques des
communiqués :
« Le tube de l’année – Bánk Bán. »
Suivi d’épithètes enivrées, prédisant
un immense succès à venir ! Au moins une centaine de
représentations ! Bánk Bán vingt-cinq fois, cinquante fois, cent
fois ! Une affiche à part, avec Rajnai[8]
dans le rôle-titre, et des textes de ce genre :
« Une grande joie nous attend désormais,
À chaque soir son Bánk Bán
. »
Ou bien :
« Ça crève les yeux de chacun
À quel point Hegedűs[9]
est bon en Petúr. »
Ou encore :
« Am stram gram,
Franci Gaál
est une splendide Melinda. »
Durant des jours des interviews avec le jeune auteur, qui
déclare que c’est son œuvre la plus audacieuse et que le
succès ne lui appartient pas, il appartient aux comédiens qui en
ont tiré davantage que ce qu’il avait écrit. Portrait de
l’enfant József Katona. József Katona discute avec
Blumenthal devant le théâtre. József Katona sur le Corso.
Une matinée d’autographes de József Katona. Le ministre de
l’intérieur et le Premier ministre vont voir Bánk
Bán. La salle pleine à craquer
rigole du début à la fin, soir après soir, au Bánk Bán.
Premières nouvelles venues de l’étranger. Reinhardt[10]
se l’est réservé pour Lili Darvas.
La semaine prochaine la pièce va être montée à
Prague. En Amérique on se prépare fiévreusement à
la représentation du Bánk Bán, que H.S.Whitedirt et
Bruce Dogsgum, les deux auteurs américains
populaires ont transformé en une opérette sous le titre de "Melinda’s Sweetheart".
Exposé des dollars que Katona devrait empocher la
première année.
Sur la couverture de la revue technique "Auto" une immense
Lancia, la nouvelle voiture de József Katona, auteur dramatique mondialement
célèbre.
Sensation universelle ! József Katona se sépare de
la célèbre prima donna !
Et enfin : l’hebdomadaire Színházi
Élet publie in extenso le texte de Bánk
Bán, dans son dernier numéro !
III
La diligence cahote sur un nid-de-poule, le jeune juriste endormi
cligne des yeux en se réveillant.
[1] Bánk
Bán (Le ban Bánk)
est une pièce de théâtre de József Katona,
poète et dramaturge hongrois
(1791-1830), sur laquelle Ferenc Erkel a
composé un opéra du même nom.
[2] Gábor Döbrentei (1785-1851). Écrivain. Rédacteur du journal Erdélyi Magyar Múzeum (Musée Hongrois de Transylvanie)..
[3] Directeur du Vígszínház, alias, Théâtre de la Gaîté.
[4] Personnage de la pièce, reine de Hongrie.
[5] Lengyel Menyhért (1880-1974) ; Ferenc Ráskai (1883-1942). Écrivains ; Sándor Incze (1889-1966). Directeur du journal Színházi Élet (Vie théâtrale) ; Zoltán Egyed (1894-1947). Critique de théâtre.
[6] Zoltán Ambrus (1861-1932) ; Károly Szász (1865-1950) ; Lörinc Szabó (1900-1957). Écrivains
[7] Fészek (le Nid) : club des artistes à Budapest. Sandor Marton : fondateur d’une agence de théâtre installée plus tard à New-York.
[8] Gábor Rajnai (1885-1961). Acteur au Théâtre National.
[9] Gyula Hegedűs (1870-1931) ; Franciska Gaál (1904-1973). Acteurs. Petúr, chef de la noblesse ; Melinda, femme de Bánk Bán dans la pièce..
[10] Max Reinhardt (1873-1943). Metteur en scène de théâtre autrichien ; Lili Darvas (1902-1974). Comédienne, épouse de Ferenc Molnár.