Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile
et au vinaigre
HypercinÉma
UN NOUVEAU
GENRE EST NÉ
ou
LA VICTOIRE DU
FUTURISME
Acropole, le 78 octobre
3549.
Longueur
d’onde 2748 !
Allô,
allô, Terriens !
Voilà
des mois on chuchotait déjà d’un continent à
l’autre la nouvelle d’une révolution artistique qui a
germé entre des vacanciers sur la Lune, dont tout le monde ignore les
détails, tout ce qu’on sait est que le Miroir Moderne
installé sur l’Acropole s’est lancé dans un chantier
de construction fiévreux sur un emplacement clôturé, et que
ces travaux sont en rapport avec les projets fantastiques de la Colonie
sélène.
Ce
matin notre collaborateur a enfin réussi à pénétrer
sur le site des travaux secrets sur l’Acropole, où il a pu mener
un entretien avec le responsable de la sensationnelle entreprise en
préparation, Mari-Netti[1],
le fameux auteur futuriste, et il a obtenu un accord officiel de diffuser au
grand public certaines informations, sans mettre en danger la nature
secrète de l’événement tant attendu.
Il
est connu que les auteurs futuristes de la Colonie sélène ont
rompu tout contact avec le collectif d’auteurs du Miroir Vivant (le Cinunivers), arguant que selon leur opinion la vie une fois
et demie millénaire du Miroir Vivant (le Cinédrame)
est en déclin, seul son conservatisme le maintient
encore en vie – et que l’ère nouvelle exige de nouveaux
artistes dramatiques, une musique de "l’Avenir", dont la
préparation incombera à ceux qui ont pressenti
l’événement et aspirent à la naissance de l’essentiel
des nouveaux genres dramatiques.
Mari-Netti, le plus extrémiste et le plus
téméraire parmi eux, avait développé dans son essai
paru en quarante-deux que le Cinédrame, tel
que nous le connaissons, a épuisé toutes ses possibilités,
il s’est dépassé en développement, il n’est
plus en mesure d’aspirer de la vie un nouveau contenu, par
conséquent il est condamné à mourir. Le premier stade de
son évolution, qui s’est achevé à peu près au
vingt-cinquième siècle, représentait l’éclosion
de la technique, c’était pour ainsi dire l’antiquité,
l’ère préhistorique du cinéma. Lorsque, après
l’invention des personnages cinématographiques parfaits, parlant
et en couleur, est intervenu l’événement
décisif : la projection de ses personnages dans l’espace
libre, autrement dit l’incarnation et la reproduction de l’acteur
lui-même qui se met devant la caméra, il ne pouvait plus
être question de nouveau progrès technique, et c’est
l’histoire effective du Miroir Vivant qui a commencé, le pur Cinédrame. Il a commencé et il a vécu
un millier d’années. Toutefois, ces mille ans (tout au moins selon
Mari-Netti) se sont clôturés par
l’aboutissement que le Cinédrame, en
tant qu’esthétique, depuis le début en rapport organique
avec la technicité du cinéma – après
l’épanouissement de cette technicité – ne pouvait
plus progresser de manière autonome, il a commencé à
s’atrophier et il a perdu sa capacité à vivre.
Déjà
au début de ce siècle, les auteurs futuristes, ayant reconnu le
signe qui menace fatalement le contenu de la poésie de même que
toute la littérature dramatique, commencèrent à chercher
un nouveau cadre pour les créations de leur imagination, qu’ils
appelaient les thèmes dramatiques. Un nouveau cadre, un nouveau genre,
dans lequel ils pourraient dire tout ce qu’ils souhaitent transmettre
à la future génération en devenir, au futur, à
l’enfant de Demain.
Et
maintenant, apparemment, ils l’ont trouvé !
Cette
production artistique à laquelle se prépare en secret la
compagnie de Mari-Netti avec un travail tendu et dans
un enthousiasme fiévreux, sera une surprise
déchaînée pour le public (si tant est qu’il ait un
public pour l’avaler), à laquelle le dicton de Akiba :
« rien de nouveau sous le soleil » ne pourra en aucun cas
s’appliquer.
Il
est franchement laborieux d’essayer de faire comprendre au public
bourgeois non habitué au dictionnaire du futurisme, de quoi il
s’agit.
En
guise d’introduction, qu’il suffise de dire qu’à
l’emplacement même du mystérieux chantier une sorte de
théâtre est en train de se construire à vive allure. Il
comporte une salle pour le public et une fosse d’orchestre, comme tout
théâtre ordinaire. En revanche sur la scène, même si
cela sonne bizarre, Mari-Netti insiste sous serment
que ce sera bien le cas, ce ne seront pas des hommes issus d’une machine
qui joueront, mais de véritables hommes réels vivants !
Comprenez bien cela : il ne s’agit nullement de quelque nouvelle
invention comme la poudre à canon sans fumée, ou la
téléphonie sans fil, ou l’avion sans ailes l’ont
été en leur temps. Il ne s’agit pas de ce que
quelqu’un aurait réussi à installer sur la scène le
reflet et la voix de comédiens sans machine à parler. Il
s’agit de ce que les comédiens eux-mêmes, tels qu’ils
sont, jouent la pièce sur la scène, devant le public, exactement
de la même façon qu’ils ont l’habitude de jouer devant
les caméras. Ils jouent la pièce et le public aura le moyen de
vérifier qu’il ne voit pas une image mais qu’il voit et
qu’il entend une réalité de sang et de chair. Et pendant
que cela se passe, le metteur en scène sera là, caché dans
un trou en bordure de la scène et dirigera l’action à voix
basse. Dans ce nouveau genre son rôle sera défini par un nouveau
mot du vocabulaire, on l’appellera le souffleur.
En
première production ils monteront un film dramatisé, Hamlet de
Shakespeare de mémoire emblématique. Mari-Netti,
le directeur du théâtre, a adapté lui-même pour la
scène ce film archaïque repêché dans un musée,
en tant que vestige intéressant de l’histoire de l’art.
Dans
les cercles amateurs de curiosités on attend avec intérêt
cette novatrice production expérimentale.
[1] Allusion à Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944). Écrivain italien, initiateur du mouvement futuriste.