Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
printemps[1]
Et se dit le commissionnaire, ayant mis les
pieds dehors dans la rue où une clarté radieuse de printemps frappa ses yeux
noirs enthousiastes, au fond desquels frémissait encore l’enivrant sentiment
virginal du matin, quand dans son lit, il avait lu les tendances de la bourse.
- Quel soleil merveilleux ! Comme
tout brille, comme tout étincelle sous ses
rayons ! Merveilleuses saveurs, fragrances ensorceleuses… Une beauté
inexprimable frémit ici dans la danse joyeuse des poussières cristallines…
Printemps, printemps… Jeunesse, amour… Souvenirs… Comme la vie est belle… Je
ressens aujourd’hui quelque chose d’étrange, de mystérieux, comme si quelque
chose pointait et germerait en moi de cette beauté toujours renouvelée qu’est
la vie, qui porterait sous son cœur fertile le mystère de la vie grande et
colorée… Les femmes… les rêves… le ciel bleu… les petits nuages floconneux, la
jeunesse rayonnante… force et espérance… C’est si doux amer et si béatifiant…
Mais qu’est-ce que cela me rappelle si merveilleusement, comme si je l’avais
déjà vécu ?... Oui… Oh oui… Cela me revient… J’y suis… Le soleil brillait
aussi alors… c’était aussi le printemps… je me promenais aussi ainsi dans la
lumière du bonheur… j’étais aussi inspiré ainsi par le printemps, je crois,
c’est le printemps qui m’avait rempli de courage, de foi, de confiance… en ce
matin particulier… cela fait dix ans aujourd’hui… Dix ans aujourd’hui… j’avais
trente ans… j’étais plein d’un entrain enthousiaste… et alors, un matin, comme
celui d’aujourd’hui… oui, c’était un matin de printemps quand, enivré de
jeunesse et de joyeuse crânerie, j’avais décidé de prendre une option sur ce
wagon de toile de chanvre… C’était un instant merveilleux : seul un homme
jeune peut agir ainsi – mon Dieu, j’étais alors d’une humeur si bohème et
volage – je n’avais rien d’autre en mon cœur que de l’enthousiasme – comment
aurais-je pu, mon Dieu, alors que je n’avais même pas la couverture de cette
option – mais j’avais du cœur !... J’avais du cœur, c’est sûr ! Ce
cœur fou et béni d’enfant, qui aujourd’hui encore peut se réjouir des rayons du
soleil qui danse, de la vie, de la joie… de tout ce qui est bonheur et
beauté ! Mais vraiment, je me sens si étrange… quelque chose glousse en
moi, quelque chose veut jaillir, se libérer des profondeurs de l’âme – que cela
peut-il être ? De nouveau je me sens jeune, comme jadis, comme alors… Il y
a quelque chose dans l’air, quelque chose se prépare – des petites mamans
gesticulent avec des yeux rieurs, des fées me sourient d’en haut, elles
m’encouragent… comme si elles voulaient quelque chose de moi, comme si elles me
faisaient un promesse, comme si elles voulaient m’embrasser… comme si elles me
chuchotaient à l’oreille… oui, j’entends le tintement de leurs chuchotements…
elles chuchotent : « achète plus… achète plus… courage, force, amour…
achète davantage d’Urikányis… achète encore des
Bétons Armés… ça va monter… ça va monter… oui, ça va monter, ça doit monter…
tout comme est montée la lune langoureuse en la nuit du printemps sur le trône
velouté du firmament… » Fées, fées légères du printemps… je vous
comprends… Comme l’air est tiède… Aujourd’hui, je crois, je vais acheter.
Le
poète sortit dans la rue où une lumière radieuse de printemps frappa ses yeux
clignotants encore rouges d’insomnie, sa bouche était pleine d’un goût amer de
cigarette, il s’en voulait d’avoir lu cette critique inepte le matin dans son
lit, et il dit :
- Tenez,
la chaleur est encore revenue, je dois enlever mon manteau d’hiver, or le
pardessus léger n’a pas encore été retouché. Le printemps arrive trop tôt cette
année, cela signifie que les théâtres ne marcheront pas bien, et si les
théâtres ne marchent pas bien, les journaux raccourcissent leur rubrique
théâtrale, or si les rubriquent raccourcissent, je ne peux pas apporter des
poèmes au rédacteur ; si je ne peux pas apporter de poèmes, ce qui est
tout de même plus facile à fabriquer, il ne me restera qu’à écrire des
nouvelles, ce qui donne au moins deux fois plus de travail et pourtant ce n’est
pas mieux payé, trois au plus… Pour ce petit article avec ce machin, sur le
cœur féminin ou quoi déjà, je peux, je crois, demander quatre, trois plus
quatre ça fait sept… Non, je crois que je peux aller jusqu’à cinq, trois plus
cinq cela fera neuf… Hum, il faudrait trouver quelque chose pour lui soutirer
un peu plus… Il serait peut-être possible de transformer cette ânerie de
l’année dernière, cette histoire de fées… Si je la rallonge bien pour le Bulletin,
cela pourrait faire deux pages et demie – évidemment il faudra le radoucir un
peu si je le destine au Bulletin – à moins que je le propose à La Torche ?
La Torche paye un peu mieux, mais il faut faire gaffe, ce passage
sensuel là, vers la fin, il faut le sucrer… Un avantage est que La Torche
a un format plus petit – ça pourrait même faire cinq pages, si je truffe le
texte de quelques images sur le printemps, et d’ailleurs ils payent à la ligne…
Voyons, ça ferait combien pour une ligne… une page ça fait environ
cinquante-deux lignes… une ligne ça fait cinquante… cinquante-deux multiplié
par cinquante… cela fait deux fois et deux fois cinquante… ça fait deux mille
cent… cinq fois deux mille cinq cent, ça fait dix mille… c’est bien plus que
les trois que donne le Bulletin pour une page… trois multiplié par deux
et demi… bon, disons, un peu plus, mais on peut y ajouter les quatre, et encore
deux et demi… cela fait au total seize et demi… On peut en tirer cette somme,
si tout va bien… si au moins il ne faisait pas cette chaleur à crever, pour
qu’on puisse travailler… Je crois qu’aujourd’hui je gagnerai un peu.
[1] Le même thème, traité un peu différemment, se trouve dans Théâtre Hököm (Le poète et le commerçant.)