Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

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Bouffeur de rÊves

 

« Je finirai par une très bonne théorie

et une très mauvaise pièce… »

Ferenc Molnár

Alors je la lis. D'ailleurs, sans même la lire j'aurais pu la deviner, l'évaluer. À Paris on a monté une pièce freudienne sous le titre "Bouffeur de rêves". Pour qui ne l'aurait pas compris, le freudisme est une théorie scientifique qui ressortit à la psychologie et selon laquelle l'homme a une conscience inférieure et une conscience supérieure mais d'intelligence, aucune. C'est par ces consciences que les choses se transforment les unes dans les autres, et si l'on veut aller à Soroksár[1], cela veut dire qu'on ne veut pas aller à Soroksár. Cela n'empêche que c'est une très belle théorie et il m'arrive de m'en servir. Toujours est-il que cette pièce freudienne a bel et bien été écrite ; il y est prouvé que Freud a raison et lorsque Marianne a dit ça, elle n'a pas du tout pensé à du poulet au paprika, mais c'est parce qu'elle est amoureuse de son grand-père. Et comment a-t-il été prouvé que Freud a raison ? En extrayant du livre de Freud un exemple qui lui a servi à prouver qu'il a raison, et ceci est joué sur la scène et à la fin il s'avère que c'est en effet vrai. Dans la pièce on rêve que la pièce se terminera par ce qu'on a rêvé, et elle finira effectivement de cette façon. Par ailleurs le succès a été grand, les décors étaient futuristes et on prédit un bel avenir à ce genre-là. C’est une prédiction de Macbeth : provoque ce que tu as prédit.

Pardon, Monsieur le Directeur, cela ne peut plus attendre, j'ai l'honneur de vous déclarer que les neuf pièces que je vous ai promises, je les écrirai pour la prochaine saison. D'ici-là je dois parcourir quelques-uns de mes philologues et naturalistes préférés. Je vois déjà se dessiner les pièces dans les grandes lignes ; les thèmes sont là, comme on a l'habitude de dire, prêts dans ma tête, il n'y a plus qu'à les confronter aux résultats des dernières recherches ; sans cela je ne peux pas m'y attaquer, vous pouvez le comprendre. Dès que j'aurai reçu le prochain numéro de Sciences de la Nature, je m'y mettrai.

Il y aurait en premier lieu ma tragédie en cinq actes intitulée “Partie civile”. Dédiée à l'esprit de Kant. Mademoiselle Meta Physique, fille d'un directeur de province, éprouve de tendres sentiments pour le beau Princip de Base qui, à l'aide de ses organes des sens pris dans leur signification normale, tout au moins selon sa conviction subjective, est d'avis que la belle Meta ne dirait pas non s'il la demandait en mariage. Mais de manière inattendue, à la fin du second acte (dans une scène extrêmement excitante) il s'avère que la perception de Meta – généralisable d'un point de vue pratique – n'est pas identique à la substance idéale des objets, à la vieille tante Idéa Substancie qui, en tant que vieille méchante endurcie, refuse de se conformer autrement que par les formes extérieures aux exigences recommandables de la Raison Pure. C'est peine perdue de vouloir l'y inciter, allez-y vous-même, conformez-vous y, elle, elle dit non, absolument non, elle a déjà servi chez Aristote et chez Platon, mais chez ces derniers elle a toujours été considérée comme une notion abstraite, on ne l'a jamais utilisée pour du travail de force comme le nettoyage des principes de base. Princip est désespéré mais un hasard va lui prouver que ce qu'il avait pris pour une tour n'est en réalité que l'enveloppe conceptuelle généralisable sur la base de la perception visuelle de la tour, sans inclure le principe essentiel de la tour, autrement dit, il est victime d'une vulgaire illusion d'optique. Après une telle déception il se retire dans un couvent et ne pourra plus jamais en guérir.

Comme vous pouvez le constater par cette histoire, Monsieur le Directeur, ma pièce se veut plutôt un drame à sensation, je la destine au grand public, je compte arracher un véritable succès populaire. J'en ferai peut-être une opérette. J'ai en revanche des prétentions bien plus littéraires, plus exigeantes avec ma tragicomédie intitulée “Nouveau triangle” pour laquelle les données m'ont été généreusement cédées par le bienveillant et excellent professeur Einstein. Son héros se nomme Sándor Postulatum, ingénieur de caractère noble mais hésitant qui, à partir d'un point qui se trouve à égale distance des sommets d'angles égaux d'un triangle isocèle prolongé jusqu'à l'horizon voit que son épouse est en train de couper avec ses deux jambes un point du canapé de forme oblongue, placé à travers le troisième sommet du triangle, au point précis où se place la coupe axiale de Pista Lecostaud, officier de Hussards, transposé sur le deuxième plan de projection. Il est pris d'une colère noire, mais à ce moment-là il s'avère que toutes les mesures prises jusqu'alors étaient fausses car lors de la détermination de la vitesse de la lumière on n'a pas tenu compte des vibrations transversales de l'influx nerveux, ce qui déforme le parallélogramme d'un coefficient égal à la racine carrée de 0,000001. L'éclipse solaire suivante mettra en pleine lumière l'exactitude de cette conclusion et Sándor, nageant dans le bonheur, étreindra sa femme indignement soupçonnée pendant que le triangle isocèle se transformera en un triangle équilatéral dans l'hypothèse que X au carré soit égal à X-0.

De mes autres pièces je ne dirai rien pour le moment. Pour vous en donner un avant-goût je remarquerai seulement en passant que parmi mes sources on retrouve des noms tels que Schopenhauer, Bergson, Bólyai, Darwin, Arrhénius, Stanley, Oswald, Mach, et d’autres encore. J'espère pouvoir également achever avant la prochaine saison ma pièce à grand spectacle en trente tableaux dans laquelle je souhaite être le premier à mettre en scène l'Indicateur des Chemins de Fer.

 

Suite du recueil

 



[1] Ville de la grande banlieue de Budapest.