Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
le cinÉma dÉvore tout
Ce
n’est pas une blague, mais pas une spéculation de l’esprit non plus – c’est une
réflexion sur l’évolution de l’industrie cinématographique et de l’art
cinématographique – c’est une vision rêveuse, muette, comme celle de cet apôtre
qui sur l’île de Patmos avait rêvé l’écroulement du monde ancien.
La
petite pellicule étroite et souple, sortie il y a vingt-cinq ans de l’atelier
de quelque photographe farfelu, a grossi aujourd’hui en un fleuve large, nourri
de mille sources, il parcourt et emmaille mille fois le globe, tel une
quenouille sur laquelle on enroule de la laine – bientôt il dissimulera tout à
nos yeux, et celui qui découvrira un jour la Terre de l’extérieur, depuis les
étoiles, pour prendre des nouvelles de la vie des hommes ll
devra d’abord en dérouler la pellicule, telle la soie du cocon, pour trouver de
la vie en dessous.
La
pellicule pressée dévore et aspire tout ce qu’elle trouve sur sa route. Elle
enlève le lecteur à son livre, le public à la salle de spectacle, le comédien à
la scène, l’élève au banc de l’école. La situation aujourd’hui fait qu’un quart
de l’industrie mondiale trouve occupation dans la fabrication des films ou des
métiers en rapport avec la fabrication des films, et avec un pourcentage
significatif des capitaux mondiaux le cinéma s’est promu de métier en industrie
cinématographique.
Et
ce long boa constrictor toujours croissant, le serpent cinématographique,
digère avec un appétit sans cesse grandissant tout ce qui est comestible ou qui
ne l’est pas, tout ce qui est possible ou impossible. Thème de film ? Les
adeptes naïfs se font des illusions en songeant aux opportunités vertigineuses
qu’un succès mondial représente pour un scénariste, en partant de la conception
depuis longtemps abandonnée que le drame cinématographique est un genre
particulier qui a tout autant ses exigences propres que le roman, le drame, ou
même la poésie lyrique. Quelle erreur ! Ce sont justement les événements
filmiques des dernières années qui prouvent qu’il n’en est rien. Dans la gorge
gigantesque du moloch cinéma les quelques milliers de thèmes originaux que
produisent chaque année les scénaristes professionnels, ne sont qu’une bouchée
– le film ne se contente pas d’enlever le lecteur à son livre : il dévore
le livre lui-même, de pied en cap, en adaptant en film le roman que des
milliers de gens ont lu pour que désormais des millions puissent le voir. Pour
les romanciers et auteurs dramatiques à la mode, plutôt qu’un éditeur les
publie, il est plus important aujourd’hui qu’un studio de cinéma achète leur
roman et leur pièce. Faust de Goethe est en cours d’adaptation, des cycles de
films ont en préparation du Shakespeare, du Molière, du Wells, complets, et
ainsi de suite. Après de longues tergiversations, le premier film hongrois n’a
pas été non plus un thème original : l’UFA[1]
adapte La Princesse Csárdás, et les
adeptes, rêveurs enthousiastes, sont restés sur leur faim.
La
vision qui s’ouvre à moi est de plus en plus troublée et troublante. Le cinéma
aspire tout simplement la lettre écrite, ses bras sinueux s’infiltrent par les
fenêtres des bibliothèques, s’ingèrent entre les pages des livres, ils en
extirpent la pensée et la transforment en pellicule d’image.
Aucun
frein à ce processus.
Le
film exploite tout, il n’écarte rien. Quand il sera prêt avec l’adaptation
filmique des romans et des drames dans sa réserve, il n’attendra probablement
pas que les écrivains en produisent de nouveaux. Pourquoi spécialement et
pourquoi seulement le roman et le drame ? Il suffit d’un peu
d’imagination, la fantaisie du réalisateur, pour mettre le grappin sur d’autres
filières aussi.
Dans
le domaine de la poésie, le cinéma s’est déjà réservé le roman en vers, le discours
poétique, les épopées héroïques. Viendront ensuite les poèmes lyriques. On
pourra en donner dix, quinze à la fois, tout un volume.
Quand
cela sera épuisé, pourront venir les œuvres scientifiques. On a déjà tourné des
films freudiens, consacrés à des problèmes plus ou moins scientifiques – rien
n’empêchent que d’autres sciences suivent. La prochaine fois on fera une
adaptation cinématographique de La critique de la raison pure de Kant.
Le grand film Schopenhauer est très prometteur, sous le titre Sur la liberté
de la volonté humaine, avec énormément de figurants et Conrad Veidt[2]
dans le rôle principal – l’impératif catégorique sera joué par Pola Negri.
Viennent
ensuite dans l’ordre le calcul différentiel et intégral de Manó
Beke, quatrième édition, dont en particulier le
chapitre trigonométrie est expressément apte à cette fin – le triangle sera
joué par Mia May, Ramón Novarro
et Charlie Chaplin.
Viendront
ensuite Le Monde Animal de Brehm, Mein System de Müller, Éléments
du Jeu d’Échecs de Mieses, ainsi que le
dictionnaire du Latin pour mon fils, adapté pour la classe de cinquième
du lycée de la rue Lónyai.
Suivis
directement d’une attraction mondiale, le Grand Dictionnaire Pallas,
puis de l’Atlas Anatomique de Sobotta et des Fonctions
des Structures en Béton Armé.
Enfin,
l’annuaire des abonnés au téléphone, incorporant aussi l’interurbain, la liste
des noms et adresses des Budapestois et les horaires complets de la MÁV.
Les
tractations sont en cours en vue de l’adaptation cinématographique de mon présent
article. D’ores et déjà je préviens les studios Paramount que je n’irai pas en
dessous de dix mille dollars.
[1] Universum Film AG : société de production cinématographique allemande fondée en 1917.
[2] Conrad Veidt (1893-1943). Acteur allemand ; Pola Negri (1897-1987). Actrice polonaise ; Manó Beke (1862-1946). Mathématicien hongrois ; Mia May (1884-1980). Actrice autrichienne ; Ramón Novarro (1899-1968). Acteur mexicain ; Jacques Mieses (1866-1954). Champion d’échecs allemand ; Alfed Edmund Brehm (1829-1984). Zoologue allemand ; Johannes Sobotta (1869-1945). Anatomiste allemand ; MÁV : Société des chemins de fer hongrois.