Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
l’amour passe, mais ne dÉloge pas
Mariage d’amour en
trois montées de rideau
PREMIER §
Le bureau de l’inconscient
d’Anna, l’épouse d’Ervin, dans la cave
aménagée avec bon goût. À gauche et à droite,
des portes s’ouvrent vers la liberté de l’âme, au fond,
une sortie vers les rêves de jeune fille, avec un escalier dans la
direction du cerveau qui conduit au seuil du conscient. Toutes sortes de tapis,
de coussins, de vieux souvenirs. Un flirt interrompu, dans un coin.
ERVIN (entre négligemment par l’escalier descendant, il
lance sa tenue de scaphandrier sur une chaise.)
ANNA (en pleurnichant) : Tu m’as encore
piétiné les nerfs. Tu ne peux pas faire attention ?
ERVIN : Si, je peux. (Il ramasse un désir concernant le
nez retroussé du neveu de Jérôme Gargouille, oublié
là, qui traîne par terre.) Qu’est-ce que
c’est ?
ANNA (fâchée) : Laisse tomber,
s’il te plaît. C’est un vieux corsage.
ERVIN : Tu viens de le faire faire ?
ANNA : Pas du tout. Je te dis qu’il est vieux.
ERVIN (doucement) : Pourquoi tu dis qu’il est
vieux ? Puisque s’il était vieux, tu dirais certainement
qu’il est neuf, rien que pour me rendre jaloux, et pour pouvoir sentir
mon amour à travers ma jalousie. Mais tu dis, Anna, qu’il est
ancien, parce que tu te fiches de savoir si je suis jaloux ou non, parce que tu
n’es plus telle que tu étais autrefois, Anna.
ANNA (profondément rentrée en elle-même, avec
des yeux rêveurs) : Écoute, vieux… laisse-moi
vivre. Tu sais quoi ? Il n’est pas vieux, il est neuf.
ERVIN : Neuf ? Tu dis qu’il est neuf ?
ANNA : Il est neuf à l’ancienne. Il est ancien
à la neuve. Une camisole.
ERVIN (avec une tristesse infinie) : J’ai
l’impression que tout est fini. Tu en aimes un autre.
ANNA : Et si je te réponds là-dessus que ce
n’est pas vrai ?
ERVIN (en fixant ses pieds, à voix basse) : Je
ne suis pas sorti d’affaire pour autant, Anna. Puisque si tu
m’aimais moi, cet amour t’intimiderait, et dans ta peur tu
essaierais de tomber amoureuse d’un autre, pour te libérer de
cette passion. Mais bien sûr il t’est facile d’en aimer un
autre quand tu ne m’aimes pas. Si tu oses affirmer que tu n’en
aimes pas un autre c’est parce que, étant donné que tu ne
m’aimes plus, tu n’attends plus de moi que je t’aime et que
je sois jaloux, parce que si tu voulais que je sois jaloux, tu dirais que tu en
aimes un autre, parce que dans ce cas tu aimerais que je sois jaloux.
ANNA : C’est juste.
ERVIN (explose) : C’est juste ? Ce
n’est donc pas vrai. Tu oses donc me dire en face que c’est juste,
que tu ne m’aimes plus, qu’il n’est pas vrai que tu
m’aimes, il est donc vrai qu’il n’est pas vrai que tu aimes
ne pas m’aimer ! (Il montre la porte.) Va-t'en ! (Il
l’attire contre lui, il l’embrasse fougueusement.) Ma
chérie, qu’est-ce qu’on mange ce midi ?
ANNA (d’une voix sourde) : Des quenelles au
pavot...
ERVIN (fige son regard sur elle) : Des quenelles au
pavot ?... (Il porte soudain ses mains à sa tête, laisse
tomber le problème.)
ANNA (baisse les yeux) : Des quenelles au pavot...
ERVIN : J’ai compris. Adieu. (Il s’approche.)
ANNA : Adieu, Ervin. (Elle part.)
(Le rideau descend comme s’il
montait.)
DEUXIÈME §
Même endroit, un degré plus
haut.
KÁROLY : J’arrive de Gyöngyös. Que se passe-t-il
ici?
ERVIN : Tout est fini, Károly. Elle dit : quenelles au
pavot.
KÁROLY : Laisse-la dire. Laisse dire-la.
ERVIN : Mais que dois-je faire ?
KÁROLY : Anna, est-ce vrai?
ANNA : Je cède pour le pavot ; pas pour les
quenelles.
ERVIN (douloureusement) : C’est justement les
quenelles que j’aimais en elle… Dites-moi que je suis fou…
Les quenelles, c’était un rêve sacré.
KÁROLY : Alors je ne peux rien pour vous. Je croyais pourtant
qu’il y avait de l’espoir ici. (Il regarde sa montre.) Il
est dix heures. (Il repart à Gyöngyös.)
TROISIÈME §
Même endroit, un degré plus
à l’intérieur.
LE CONCIERGE (entre) : Bonjour,
j’apporte l’imprimé de déclaration de revenus.
ERVIN : Déclaration de revenus ?
LE CONCIERGE (regarde autour de lui) : Ah
bon, vous vivez de ça ? Alors pardon. (Il reprend
l’imprimé.)
Rideau