Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

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 De la gÉnÉrale à la premiÈre

 

Monsieur le Directeur,

Je porte à votre connaissance que la représentation de ma pièce prévue pour ce soir n’aura pas lieu, ou plutôt qu’elle sera ajournée, ou plus exactement qu’elle sera maintenue, mais sous un autre titre, c’est-à-dire qu’il conviendra de jouer les actes en ordre inversé, entendant par là qu’il faudra repousser le tout à avant-hier, autrement dit ralentir le tempo de la représentation qui ne se fera naturellement pas dans des habits contemporains mais en costume, et pas sur la scène mais dans la première loge du proscenium ; par là même je vous fais savoir que je reprends toute l’affaire et que je pars en voyage, ou plutôt, que je change de carrière, vous n’entendrez plus jamais parler de moi, en outre, le tabouret de cuir du troisième acte doit être repeint, et au début du second acte les pieds de la table doivent toucher le plancher, par contre, à la fin de ce second acte il faut mettre le facteur à la porte pour qu’il débarrasse le plancher, parce que les tonneaux on les fait toujours dévaler marche par marche de la cave, et une brosse n’y servirait à rien.

J’ai été amené à ces insignifiantes modifications depuis la générale d’aujourd’hui où en réalité tout s’est très bien passé et comme vous le savez, et comme moi-même j’ai eu l’occasion de le constater, tout le monde a été enchanté sauf… ou plus exactement, justement… donc certains ont proposé quelques modifications tout à fait modestes et insignifiantes, pas même des modifications, seulement des petites choses, des nuances dans la mise en scène, selon le conseil de certains, oh, à peine une ou deux personnes, des changements que l’on pourrait réaliser vraiment sans la moindre difficulté, sans même que le public s’en aperçoive, sinon…

Bref, tout s’est passé à merveille, la générale a été brillante, les gens étaient aux anges, on serrait les mains avec chaleur et les yeux brillants, on prédisait un immense succès… j’étais comme dans un état second, et quand je suis enfin sorti dans la rue j’avais le sentiment que depuis Shakespeare… Vous me comprenez, n’est-ce pas.

Mais après j’ai commencé à récapituler les causes de cette excellente atmosphère, à remémorer tout ce qui m’a été dit, ce qui me fait croire que depuis les trois mille dernières années personne n’a écrit une pièce aussi bonne que la mienne.

C’est que A.B. est venu me voir et m’a dit que la pièce est de première classe et qu’elle est parfaite, et qu’il me proposerait seulement une minuscule petite modification : Xavier ne devrait pas entrer au début du premier acte, mais seulement à la troisième scène, sans quoi on ne peut rien comprendre à la pièce, elle reste une connerie, à moins que je n’accepte son conseil…

C’est que C.D. a dit que c’est époustouflant et follement tolérable, mais que Xavier, le héros principal ne devrait pas apparaître entre la troisième scène et la fin du premier acte, c’est la condition que la pièce fasse un effet, et que je devrais supprimer ce machin, cette scène avec le revolver, car c’est l’unique mauvais moment de la pièce.

C’est que C.G. a dit que la pièce est passablement stupéfiante, mais que Xavier, le héros principal ne devrait absolument pas apparaître au deuxième acte avant la quatrième scène, par contre la scène au revolver devrait figurer deux fois vu que c’est la seule bonne scène de la pièce.

C’est que E.F. a dit que la pièce est invraisemblablement passable mais que Xavier ne devrait pas entrer au deuxième acte de la troisième jusqu’à la dernière scène, et Amalia ne devrait pas être jouée par V., mais plutôt par G.

C’est que G.H. a dit que la pièce est juste assez révolutionnaire mais que si je voulais bien l’écouter il aurait une modeste observation, je ne devrais pas permettre qu’à la fin Emma épouse Xavier, mais il faudrait finir comme si elle l’épousait, et il faudrait simplement faire deviner que si elle ne l’épouse pas vraiment c’est parce qu’elle aimerait que… (et ici G.H. m’a lu dans un cahier comment je devrais terminer la pièce).

C’est que I.J. a dit que la pièce est monumentalement mignonne, mais que si je voulais bien l’écouter, je devrais avoir le bon sens de faire en sorte que Xavier épouse Emma dès le début, car la situation est tout à fait différente si tout ce qui lui arrive, lui arrive en tant que femme de Xavier.

En outre le souffleur m’a aussi félicité et a remarqué que ça traîne un peu.

En outre le décorateur m’a aussi félicité et a remarqué que c’est un peu trop rapide.

En outre Zoltán m’a aussi félicité et a remarqué que c’est un peu trop grand.

En outre Gyula Krúdy m’a aussi félicité et a remarqué que c’est un peu trop petit.

En outre Richard Weiss m’a aussi félicité mais a dit que c’est un peu trop faible.

En outre le chasseur m’a aussi félicité et a remarqué que c’est un peu trop fort.

Gerbaud a trouvé ma vision du monde trop amère, selon Kotányi[1] le dialogue est un peu douceâtre.

Par conséquent, maintenant que j’ai enregistré et recoupé quelques remarques modestes et insignifiantes avec les opinions exprimées, j’ai la joie de vous annoncer, Monsieur le Directeur, que je crois qu’aucune pièce d’auteur hongrois n’a encore eu un aussi grand succès que le mien à la première de demain soir ; je voudrais seulement vous demander de ne jouer en aucun cas toute cette salade, et au fait, Csortos ne doit pas porter une perruque rouge mais une verte, et Tanay ne doit pas dire : vava, mais vévé, et le mieux serait que je joue le premier rôle féminin moi-même, et il faudrait arroser le tout d’un peu de mélancolie, à cinq heures ça doit être prêt, et veuillez supprimer l’action dans la pièce et la remplacer par quelques bonnes blagues, car moi j’ai décidé que je me mets la voiture sur la tête, et que j’entre dans l’ordre des cisterciens, avec des épinards.

Votre fidèle et respectueux

Sándor Lauteur

P.S. : À bas l’avance.

 

Suite du recueil

 



[1] Gerbaud : fondateur en 1858 du salon de thé de Budapest qui porte son nom. János Kotányi (1858- ?). Industriel hongrois, fondateur d’une société de fabrication de paprika.