Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
Temps clair annoncÉ pour hier
Drame
technique météorologique
Tel qu’imaginé
par mon fils Cini
La scène se passe dans un laboratoire en
forme de tour avec, à son sommet, une lucarne de guet ; cela ressemble à
une tour d’observatoire, mais sans télescope. Une sorte d’échelle se trouve
néanmoins devant la lucarne, à son sommet est assis, tel sur un trône, le dos
tourné au public, le Grand Devin du Temps, il est vêtu d’une longue cape brodée
de constellations. À droite et à gauche, à portée de sa main, appareils de
radio, téléphones, câbles électriques, instruments mystérieux. Des écouteurs à
des deux oreilles, des fils conduisent de la radio et des instruments jusqu'à
ses mains et son ventre. Sur le mur, dans l’arrière-plan, d’immenses cartes, le
globe, le ciel étoilé. Le disciple prend des notes en bas à gauche, assis à un
bureau.
LE GRAND DEVIN (sans
cesser d’être attentif à ses écouteurs, appuie sur des boutons, rebranche des
fils et dicte sans interruption) : Écrivez.
LE DISCIPLE : À vos ordres,
Grand Devin.
LE GRAND DEVIN : Important
transport de masses d’air frais du sud-est. Formations nuageuses au nord-ouest.
En ouest-est teneur en vapeur d’eau. Au nord-sud, précipitations.
LE DISCIPLE : Précipitations.
La quantité, en millimètres ?
LE GRAND DEVIN : Une
seconde. Allô, allô. Afrique du Sud ? Ici Budapest. C’est vous, mon cher
Jim ? Bonjour. Dites-moi, cette dépression que j’ai fait partir de
Madagascar vers vous il y a une demi-heure, elle est déjà arrivée ? Parce
que la baisse de température en Sibérie, qui devrait atteindre la frontière
avant midi, en dépend. Elle n’est pas encore arrivée ? Quel désordre une
fois de plus ! On peut penser qu’elle traînasse quelque part au-dessus de
l’Égypte. Je peux encore me mettre à recalculer le logarithme, avec
quarante-sept et demi pour cent… das macht vierunddreissig und ein halb. Je vais leur dire un mot ici, en Abyssinie.
Comment ? Je ne vous entends plus. Qu’est-ce que vous mâchez ? Du
jambonneau de kangourou ? Alors posez-le… Allô,
allô, allô, Abyssinie ? Passez-moi la ligne météorologique du Négus. Allô,
allô – c’est vous Schwartz ? Dites, pourquoi vous aboyez, alors que la
dépression n’est même pas partie, que dois-je maintenant dire au Japon ?
Cela fait dix minutes qu’il attend la vague de gel que la Chine lui a signalée.
Je vais mourir de honte ! (Il répond à une sonnerie du téléphone.)
Allô, allô, oui, Budapest. Qui ça ? Groenland ? Ravi, cher Mörgenblöde, que puis-je pour vous ? Ce qui se trouve
au-dessus de l’Allemagne ? Mon Dieu… le Monténégro signale une petite
oppression, avec une masse de réserve d’indice neuf, mais vous savez comment
ils sont… Je préfère d’abord vérifier personnellement, et je vous rappellerai.
Comment allez-vous, à part ça ? Pardon ? La graisse de phoque était
cramée ce matin ? Je vous avais conseillé de renvoyer votre cuisinière…
Vous avez une blague neuve pour moi ? Figurez-vous, on m’avait signalé un
début de tute de chempérature au-dessus
de l’océan. Pardon ? Oh pardon, ma langue a fourché, je voulais dire chute
de température, pas de quoi fouetter un chat… C’est vrai, on devient fou ici…
Allô, allô… (Il revient au disciple.) Écrivez !
LE DISCIPLE : À vos ordres,
Grand Maître. (Il dissimule sous la table la chope de bière qu’il sirotait
en cachette.)
LE GRAND DEVIN : À
l’est-sud de forts courants détournent la poussée d’ouest-nord. La vague de
chaleur signalée hier pourrait arriver demain. Dépêchez-vous, il nous reste
cinq minutes pour rédiger notre bulletin. Le lithographe, ça fait dix fois
qu’il téléphone, tous les journaux veulent clôturer.
LE DISCIPLE : Quelle en sera
la première phrase ?
LE GRAND DEVIN : Temps
majoritairement venteux au nord. Des précipitations au sud. Formations
nuageuses à l’ouest. À l’est on prévoyait du temps sec ce matin, mais le soir,
le ciel s’est couvert. Passez-moi le courrier.
LE DISCIPLE (il ouvre des lettres,
il les résume) : Une dépêche du ministre de l’agriculture :
il serait avantageux pour la Hongrie vis-à-vis de l’étranger, d’avoir du beau
temps pour demain. Sans vouloir interférer, le ministre des finances exprime
son espoir que des temps meilleurs adviendront pour le pays.
LE GRAND DEVIN : Dans le
dossier diplomatique. Réponse courtoise. Nous ne pouvons publier que les
résultats exacts des recherches scientifiques. Poursuivez.
LE DISCIPLE : G., patron d’un
restaurant à terrasse, écrit que dans la mesure où nous prédirions du beau
temps pour la fin de la semaine, dans sa joie il serait disposé à consacrer une
somme modeste à des fins scientifiques, au bénéfice de l’Institut
Météorologique.
LE GRAND DEVIN : Concussion,
corruption manifeste ! Aucune réponse.
LE DISCIPLE : D., patron d’un
café à Pest écrit que dans la mesure où nous prédirions pour la fin de la
semaine…
LE GRAND DEVIN : …
prédirions du mauvais temps, dans sa joie il serait disposé à consacrer une
somme modeste… Pas de réponse. Nous ne prédisons que la vérité.
UNE ADOLESCENTE (entre
brutalement en forçant la porte, elle se jette à genoux) : Pardonnez-moi,
Monsieur Pronostic… Je vais me tuer…
LE GRAND DEVIN (sans se
retourner) : C’est qui ?
LE DISCIPLE : Une jeune
fille.
L’ADOLESCENTE : S’il ne fait pas
beau samedi, pendant deux semaines je ne pourrai pas voir Sándor… et alors je
me tuerai. Sauvez la vie d’une jeune malheureuse, Monsieur Pronostic, faites du
beau temps pour samedi.
LE GRAND DEVIN (sans se
retourner) : Calmez-vous, Mademoiselle, il fera beau. (Au
disciple.) Emmenez-la au parc, rassurez-la. (Le disciple soutient la
malheureuse adolescente et la conduit
dehors. L’inventeur fou force l’autre porte au même moment.)
L’INVENTEUR FOU (modestement) : Bonjour.
Je m’appelle Sirius, je suis chauffeur de machines à coudre à la retraite. Je
viens directement de la rue Confiture, j’ai pataugé dans du vent jusqu’aux
genoux pour arriver jusqu’ici. Je souhaite vous présenter mon invention
météorologique qui transformera le monde.
LE DISCIPLE (revient) : Du
balai ! En avant marche !
L’INVENTEUR FOU : Pas Mars.
Sirius. Une autre étoile. Ha, ha, ha. J’ai trop bu de café ce matin, néanmoins
j’ai toute ma tête. Regardez-moi. (Il sort une grande planche de son
imperméable à laquelle pend une ficelle lâche entre deux clous. Il dit
victorieusement.) Le baromètre parfait ! Regardez bien. Cet instrument
doit être accroché devant la maison et observé chaque matin. Lorsque cette
ficelle est sèche, le temps est sec. Lorsqu’elle est mouillée, il pleut. Si
elle se balance, il y a du vent. Ha, ha, ha ! C’est extrêmement simple.
L’œuf de Colomb. Je vous la vends pour dix milles pengoes.
LE DISCIPLE (au Grand Maître) : Qu’est-ce
que j’en fais ?
LE GRAND DEVIN : Envoyez-le
au ministère des affaires étrangères avec une lettre de recommandation, comme
conseiller politique. Allô, allô ! (Il s’affaire au téléphone, pendant
que le disciple pousse l’inventeur dehors.) Allô ! Qui
êtes-vous ? Je n’ai toujours pas eu mon interlocuteur. C’est une autre
radio… Allô, qui est à l’appareil ? Piccard ? Salut, Piki… Comment vas-tu ? La stratosphère ? Quelle
altitude ? Vingt mille ? Pas mal… Quoi de neuf à part ça ? Tu as
quelque chose à me proposer ?... Oui, on aurait bien besoin d’une petite
dépression… Si tu vois quelque chose, fais-moi signe. Pardon ? Un nuage de
fumée venu de gauche ? Grand comment ? Froid ? Chaud ?
Pardon ? Il sent mauvais ? Il sent le tabac ? Quel tabac, de la
manu ? Ah oui, je sais, ça provient des essais de Budapest… Déjà arrivé
chez vous ? Ne crains rien, il ne fera que traverser, il n’a rendu malade
personne ici… Comment ? Un panneau se trouve au-dessus du ballon, mille
mètres plus haut ? Comment est-il arrivé là ? Quelque chose est écrit dessus ? Comment ? Un nombre ?...
Ah oui, je sais, le nouveau règlement tarifaire du cartel du carbone… Prends
une option dessus, si tu y arrives, l’hiver sera rude, je crois… Eh oui, mon
vieux, c’est comme ça… Comment ? Qui ? Franci Gaál ? Chez qui elle signe pour la saison
prochaine ? Je l’ignore, mais je peux me renseigner. Pourquoi ça
t’intéresse ? Tu ne t’y retrouves plus dans les cachets des
vedettes ? Eh oui, mon cher, la conjoncture n’est pas favorable… Bon,
salut ! (Il s’essuie le front.) Ouf !... (Au disciple.)
Bon, écrivez rapidement : le bulletin.
LE DISCIPLE (cache sa bouteille
de bière).
LE GRAND DEVIN (dicte) : Pour
demain, samedi, les éléments météorologiques à attendre seront : au nord
temps majoritairement sec…
LA FEMME DU GRAND DEVIN (entre
brusquement) : C’est inouï ! C’est immonde ! (Menaçante.)
C’est ton œuvre, Alajos !
LE GRAND DEVIN (dicte) : Formations
nuageuses à l’ouest…
LA FEMME DU GRAND DEVIN (vite) : Laisser
sa femme moisir dans l’appartement, et moi j’attends jusqu’au soir ce minable
machin en rayonne pour l’été, bon, d’accord, je m’y suis faite, mais au moins
qu’on me l’apporte, mais naturellement on ne me l’apporte pas si ce vaurien de
mari promet de téléphoner à la couturière et il ne téléphone pas, il ne trouve
pas une minute toute la journée pour penser à sa femme, mais pour discuter avec
tous ses amis de toutes sortes d’inepties et écouter la radio et faire l’oisif
toute la journée, ça oui, parce que son unique souci est de passer du bon temps
(elle pleure), je n’en peux plus, moi, je fais ma valise et je pars, je
vaux plus que vivre ma vie auprès d’un jean-foutre paresseux qui est incapable
de passer un coup de fil pour la couturière de sa femme malgré sa promesse,
comment voulez-vous que j’aille sans rougir à Maros pour la fin de la semaine,
alors que je n’ai pas un chiffon à me mettre…
LE GRAND DEVIN (dicte) : Des
averses à l’est…
LE DISCIPLE (renifle, répète
sans savoir où se mettre) : Des averses à l’est…
LA FEMME DU GRAND DEVIN (se
tourne vers lui) : Ah, vous êtes là aussi, moins que rien,
ignoble mercenaire, vous n’avez pas pensé non plus à le lui rappeler, parce que
vous êtes de mèche avec votre patron, c’est vous qui l’entraînez dans ses
turpitudes, c’est vous qui lui avez présenté cette Protubérance… (Elle
aperçoit sa chope de bière.) Tiens ! Évidemment ! Il boit,
celui-là… J’ai bien dit qu’ils font les zouaves toute la journée… Ils font des
orgies ! (Elle casse volontairement la bouteille de bière, le disciple
se sauve en courant.)
LE GRAND DEVIN (dicte) : À
l’ouest pluie intense, ouragans, ciel et Terre retournés, fin du monde, autrement
dit situation inchangée… (Il descend lentement du haut de l’échelle, de
bonne humeur.) Ouf, on a bouclé le bulletin pour demain… Qu’y a-t-il, ma
chérie ? Quelque chose te tracasse ?
LA FEMME DU GRAND DEVIN (pleure) : Ce
qui me tracasse c’est que tu n’as pas téléphoné à ma couturière, mon Bemberg[2] n’a pas été livré, je ne pourrai pas
aller demain à Maros chez Manci qui m’a
expressément invitée, ils viendront sûrement me chercher au train…
LE GRAND DEVIN : Je t’en
prie… euh… j’ai oubl… je ne l’ai pas du tout
oublié… je l’ai seulement jugé inutile… tu as bien entendu, il fera un temps
exécrable demain, pluie, orage, tonnerre, pas question de week-end… tu ne
pourrais certainement pas aller à Maros… Nous avons collationné tous les
bulletins météo des quatre coins du monde… Nous les avons balayés et
recalculés, vérifié tous nos instruments, les boussoles, les sismographes, les
sextants…
LA FEMME DU GRAND DEVIN (sévèrement) : Alajos, ne me pousse pas à bout ! Tu m’énerves avec
ton sextant !... Je me fiche de tes instruments, ta radio et autres
futilités. Dis-moi, mais sur le champ, est-ce que je peux oui ou non aller
demain à Maros chez Manci ?
LE GRAND DEVIN : Ben… ça
dépendra du temps qu’il fera.
LA FEMME DU GRAND DEVIN : Et,
à ton avis, quel temps il fera ?
LE GRAND DEVIN (écarte les
bras, veut répondre mais change d’avis, va à chaque porte pour bien les
refermer, débranche ses instruments, puis revient prudemment) : Tu
demandes quel temps il fera demain ?
LA FEMME DU GRAND DEVIN : Cesse
de jouer la comédie !
LE GRAND DEVIN (en colère) : Comment
veux-tu que je le sache ! Qu’est-ce que je suis, moi, une
grenouille ?
Rideau