Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
L’oie
Légende naturaliste et astronomique en trois miracles.
Écrite par Ferenc Brehm Molnár Flammarion.
Production du théâtre scientifique Uránia[1]
Salle désespérante d’un château
féerique,
agencé avec une simplicité fastueuse.
Premier miracle
PREMIER DOMESTIQUE : Pourquoi la grande-duchesse Ludovica Academia a-t-elle fait ouvrir la salle du
désespoir ? Depuis des mois il n’y a plus eu de
désespoir.
DEUXIÈME DOMESTIQUE : On dit que la grande-duchesse Mas-Tix, matière collante, épouse le dauphin,
mais ce dernier n’en veut pas, ce perfide.
PREMIER DOMESTIQUE : Justement, les voici.
(Entrent les grandes-duchesses Ludovica Academia et Mas-Tix,
matière collante.)
ACADEMIA : Tout
est prêt ? Alors ça va. Majesté, ma fille, je suis
désespérée, le roitelet ne lève même pas le
petit doigt.
MAS-TIX : Oui, ma mère.
ACADEMIA : Par
conséquent, voici mon plan. Qu’en penses-tu ?
MAS-TIX : Je ne pense rien, ma mère.
ACADEMIA : Allons,
réfléchis. Tu vas deviner…
MAS-TIX (indignée) : Tu
ne me suggères tout de même pas, ma mère, de me rendre chez
Ivan Le Dégueux, le simple mais
honnête génie diplômé, qui enseigne aux
majestés mes frères l’art de la dramaturgie, pour lui
gratter le menton et lui dire : « Chouchou, alors, ça
gaze ce pendouillis de Saturne ? »
ACADEMIA : Si,
si, c’est justement cela que j’ai majesté de
suggérer. Quel hasard miraculeux, le voici qui approche.
LE DÉGUEUX (industriel
de la ferraille et tour d’observatoire) : Je passais par
hasard. Dites-moi, n’est-ce pas ici que j’aurais oublié la
troisième lune de Jupiter ?
ACADEMIA (en aparté) : Connard !
(Elle part.)
MAS-TIX (glaciale) : Monsieur
le Professeur…
FÜLÖP (se prosterne) : Majesté…
MAS-TIX (va le rejoindre,
dans un style frais et réservé elle chatouille la pomme
d’Adam du jeune homme. Avec une courtoisie mesurée.) : Chouchi, alors, ça gaze ce pendouillis de
Saturne ?
DERBLAY (s’incline) : Majesté,
j’y serai. (Mas-Tix
part.) (En aparté.) Elle
s’enquerrait de Saturne – alors elle m’aime quand
même ! C’est merveilleux ! Une jeune femme, belle, riche,
grande-duchesse, et elle m’aime – et pourtant elle me
plaît !...
Rideau
DeuxIÈme miracle
Salle attrape-maris, dans le même
château.
MAS-TIX : Alors maintenant vous savez tout. Ça vous
fait pleurer ?
LE DÉGUEUX (froidement) : Pas
du tout, c’est juste un météore qui m’est
rentré dans l’œil. (Il
s’essuie le nez dans la manche de sa veste.)
MAS-TIX (pensive) : C’est
étrange… On ne m’a jamais parlé comme
ça…
LE DAUPHIN (entre,
minaude) : Salut, Max-Tix ! Le
dîner est prêt ? J’ai une faim de loup, il faut absolument
que je me mette quelque chose sous la dent.
MAS-TIX (ne
l’écoute pas, elle s’adresse au professeur comme
charmée) : Continuez…
L’EXPLOITANT AGRICOLE (bizzarobrièvement) : Oui… Donc, comme
je l’ai mentionné, la constellation de Vega erre à une distance
de cent millions d’hectowatts et huit heures trente litres dans la
majesté fière des myriades de systèmes solaires
étincelants qui traversent le manteau d’hermine mystérieux
des nébuleuses infinissantes, de façon
comparable à la vie humaine où également le mal descend
fréquemment avec elle dans la tombe, alors que le fidèle
cœur brave mérite récompense, là où les
premiers seront les derniers et inversement. (Il lève un regard courageux sur le dauphin.)
MAS-TIX (enfiévrée) : Comme
ça… On ne m’a jamais parlé comme ça… si
simplement… si sincèrement… si crûment… Moi
j’entends autour de moi seulement le maniérisme rigide à
serrer le cœur, plat et sélectionné, de la cour.
LE DAUPHIN (avec une
aristocratie mesurée) : C’est bien beau, ce que vous
récitez là, M’sieur ! Boum, c’est tombé
dedans, le diable emporte son saint-frusquin !
MAS-TIX : Continuez !
JÁNOS MAÏS (gaillardement) : Je
l’affirme rondement – la mer de l’éternité
faisant des vagues sur la pourpre de feu des doutes perdus dans le lointain
berce la halle des galères des fiers monarques tout comme la barque
simple du procès rêveur !...
LE DAUPHIN (avec finesse
et un sarcasme dissimulé) : Dites donc, vous, insolent
petit morveux… Saunz, dass
weiterkommen !…[2]
MAS-TIX (saute au cou du
professeur) : Non ! Non ! Je ne laisserai pas ! Il
est à moi ! Lui qui est cru, simple et franc… Et pourtant il
me plaît à moi, comtesse surraffinée…
Dehors, tous, sinon je vous fous mon pied au cul... (Elle jette tout le monde dehors, puis revient.) Mon amour !
Sais-tu quand tu m’as tapé dans l’œil ?
LE DÉGUEUX (avec
amour-propre) : Je sais. Quand je me suis essuyé le nez
dans la manche de ma veste.
MAS-TIX (en transe) : Non !...
Quand tu as prononcé ce mot : pourpre de feu ! Aussi
simplement et directement : pourpre de feu ! (Elle lui saute au cou.)
Rideau
troisiÈme miracle
Salle à tout refaire, même
endroit
CYCLAMEN (maître principal de la
réfaction de tout et père spirituel, au cameraman) : Kudlák ! Rembobinez le film entier à
l’envers !
MAS-TIX (entre en marche arrière) : Emia’t ej ! Emia’t ej !
M. LE PROFESSEUR : Iom ? Iom ?
CYCLAMEN (solennel) : Faites appeler sa
majesté Elevator Digfilator.
ELEVATOR (impératrice et marraine) : Que
s’est-il passé ? Vous avez besoin de moi ?
CYCLAMEN : Oui.
Il faut tout refaire. On a besoin de vous, marraine.
ELEVATOR (concède) : Je
m’en suis douté. J’avais très mal à la rotule
ce matin.
MAS-TIX : Adieu, ç’aurait été
trop de plaisir. (Elle retourne.)
M. LE PROFESSEUR : C’est
moi que vous voulez licencier ? Il y a belle lurette que j’ai
démissionné. Pourtant, hier au dîner j’ai vu le monde
sous des couleurs ô combien différentes… à travers
des lunettes roses… Mais l’homme est guidé par ses
désirs. Mon Dieu, que l’oie rôtie était bonne –
et maintenant j’en ai mal à l’estomac.
CYCLAMEN (symboliquement) : Ce
n’était pas de l’oie mais du crapaud rôti.
M. LE PROFESSEUR (ne comprend pas) : Ah
bon ? On nous a fait manger du crapaud ? Pourquoi nous a-t-on fait
manger du crapaud ? C’est une cochonnerie ! Je vais adhérer
au parti libéral – que l’histoire commence !
ANDOR MIKLÓS : L’histoire de la
littérature.
MONSIEUR KESZLER : Bon, d’accord, mais Véga
n’est pas une planète, c’est une étoile.
LE CHŒUR : Tout est Véga qui finit
Véga ! Va pour le crapaud si pas d’oie.
LE RIDEAU : Comme vous voudrez, mais alors pourquoi je
suis monté, moi ? (Il
descend.)