Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
toujours
sans gÊne
es
histoires des dépêches de Dóri Barna[1]
sont également très connues. Celle par exemple qui raconte
comment dans une ville de province il a occupé le
téléphone avec des futilités, afin que les autres
reporters ne puissent en aucun cas y accéder de sorte qu’il puisse
dénigrer les autres journaux. Une autre farce est également
connue qu’il a commise aux dépens d’un employé des
postes qui avait refusé d’accepter la dépêche de son
reportage long d’une aune, ce à quoi il répondit :
- Bien,
si vous ne prenez pas la dépêche longue, prenez au moins cette
autre qui est courte.
- Naturellement,
si elle est vraiment courte.
- Donc :
À Gábor Baross[2],
Budapest. Fonctionnaire postal veut aller au bal et refuse envoyer
télégrammes. Demande mesures sévères.
Évidemment
le postier paniqué prit la longue dépêche
précipitamment.
Mais
ces anecdotes sont trop connues. Pour finir en voici de plus intimes.
Izidor Barna quitte son ancien journal après de longs et
loyaux services.
- Vous
pourrez revenir chez moi quand vous voudrez, lui dit son rédacteur en
chef en guise d’adieu.
Il
s’absenta trois ans, puis il en eut assez de son nouveau journal et
ressentit de la nostalgie pour l’ancien.
Il
remonta donc sans mot dire dans son ancienne rédaction. Il ôta son
manteau, s’assit derrière son ancien bureau et sans adresser la
parole à quiconque, se mit à rédiger un de ses billets du
jour, charmant et inventif, comme s’il était revenu de la
veille…
En
un temps sa rédaction avait sa table habituelle au café
"Fiume". C’est là qu’il rencontrait chaque nuit,
après le travail rédactionnel Béla Tóth[3],
parfois aussi János Vajda[4]
et d’autres éminences du monde des lettres. C’est là
que se pointa un jour un jeune inconnu qui lui transmit un épaisse pile
de poèmes manuscrits. Le
sévère "Monsieur le Rédacteur" prit le dossier
puis donna rendez-vous "au poète" pour le lendemain. Le
lendemain soir il fit asseoir à ses côtés le poète
tremblant de trac pour faciliter la discussion et il fit même apporter
une bouteille de vin. (C’était un grand honneur car Dóri Barna ne buvait du
vin qu’à de rares occasions.)
- Trinquons !
– dit-il au premier verre.
Le
poète trop heureux trinqua.
- Posons
nos verres, dit-il au second verre.
Le
poète trop heureux, rayonnant, obtempéra.
- Voilà.
Et maintenant venons-en à la poésie. Et parce qu’en nous
vouvoyant, c’est trop rustre, il est dur de dire : vous
n’êtes qu’un imbécile incapable, n’est-il pas
plus gentil de dire : crétin, pourquoi écris-tu de si
piètres poèmes ? Cela ne peut fâcher personne. Je te
rends tes feuilles, bonjour chez toi !
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titre
bien trouvÉ
e bruit parvint un
jour de Constantinople à propos de Riza Achmed[5],
un des dirigeants les plus importants des jeunes Turcs qu’il pourrait
devenir le ministre des affaires étrangères du nouveau cabinet.
István
Szomaházy[6],
rédacteur du journal du lundi, prit la dépêche et la tendit
à un de ses collaborateurs, Mihály
Lévai.
- S’il
vous plaît, dit-il, c’est une nouvelle très
intéressante, trouvez-lui un titre qui fasse sensation.
Cinq
minutes plus tard, avec un sourire heureux et satisfait, le jeune homme remit
son papier au rédacteur, habillé du titre sensationnel :
« Une femme ministre en Turquie. »
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Enfants
intelligents
ette histoire m’a
été rapportée par un des protagonistes.
C’est
il y a passablement longtemps que Georg
Brandes[7]
fut solennellement reçu à Budapest par les écrivains et
les artistes. Le secrétaire général de
l’Académie, le Dr. Gusztáv Heinrich[8] présenta le baron Lajos Hatvany[9] à
Brandes dans les termes suivants :
- Der
Herr, der seinen Vater gut gewählt hat.[10]
Pour
ne pas être en restes, Hatvany désigna
Heinrich qui devait sa belle carrière à son beau-père, le
secrétaire d’état Antal
Csengeri[11].
- Und der Herr,
riposta le baron, der seinen Schwiegervater gut gewählt hat.[12]
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Le maigre
et le gros
n
des principaux protagonistes de cette histoire est également Lajos Hatvany qui lors d’un vernissage s’est
trouvé à côté du corpulent Ignác Alpár[13].
Ils ne se connaissaient pas personnellement, ce qui n’a pas
empêché l’architecte d’art de plaisanter :
- Quand je pense qu’un
jour j’ai été moi aussi un maigre lévrier comme
ça !...
Hatvany
répliqua :
-
Quand je pense qu’un jour je serai moi aussi un gros porc comme
ça !...
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reconnaissance
ard
dans la nuit un homme grand et blond était assis dans un café de
l’avenue Andrássy et il écrivait des lettres. Il en
était peut-être à la dixième quand Ernő Szép[14]
s’approcha de lui et dit :
- Comment
ça va, camarade ?
- Fiche-moi
la paix, lui répondit l’autre, j’écris mon courrier.
Szép balaya d’un
regard superficiel les lettres étalées où l’encre
séchait et vit avec effarement autant d’écritures que de
lettres : l’une aux fins déliés très
féminins, l’autre d’une robuste écriture masculine,
des calligraphies aristocratiques et de simples écrits d’une femme
de ménage, entre autres.
- Qu’est-ce
que c’est ? – reprend Szép
tout ébahi.
- Laisse
tomber, répond amèrement l’auteur des lettres, on
m’en veut à la rédaction. On ne reconnaît pas mon
talent. Ce matin enfin ils ont bien voulu passer mon papier, et là
j’écris des lettres de félicitations au rédacteur, de la part des lecteurs.
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les
grands seigneurs
L’excellent
journaliste Leó
Lázár
flanqué d’un de ses collègues débutants arriva chez
le comte Gyula Andrássy[15]
pour une interview. Il se présenta comme il se doit :
- Je
suis le Dr Leó Lázár.
Puis
il présenta son jeune collègue :
- Et
voici mon confrère, le Dr Kovács.
…À
l’issue de l’interview, le plus jeune journaliste chuchota,
scandalisé, à Lázár dans la
cage de l’escalier :
- Dis
donc, tu es culotté de nous avoir intitulés docteurs, toi et moi,
alors que nous ne le sommes ni l’un ni l’autre !
- Apprends,
mon jeune ami, que quand tu as affaire à des grands seigneurs, tu dois
toujours te donner un titre. Parce que les grands seigneurs ne retiendront
jamais ton nom et te seront très
reconnaissants si pour faciliter le contact tu leur permets de te donner des
« Monsieur le Docteur ».
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bon
conseil
Lajos
Barta[16],
le nouvelliste populaire, s’étira confortablement à la
table d’habitué de son café et poussa un soupir
d’amertume.
- C’en
est fini de moi ! – dit-il de la voix la plus lugubre du monde.
- Qu’est-ce
qui t’arrive – lui demande-t-on sans conviction.
- Il
m’arrive, répond-il, qu’un écrivain est fini quand
aucune idée ne lui vient. Le métier d’écrivain
consiste à produire des idées qui ne viennent pas aux autres.
Quant à moi c’est toujours la même chose : dès
que l’été tombe sur le monde, mon cerveau refuse de
travailler. Les rares idées qui me viennent encore, les autres les ont
déjà eues. C’est la mort d’un écrivain.
Cette
vérité, tout le monde la reconnaît. Mais personne n’y
connaît de remède. L’écrivain reprend la parole.
- Il
faut partir en voyage.
Il
regarde le médecin assis près de lui.
- Où
me conseillez-vous d’aller, Docteur ?
Le
médecin lui-même en a assez de l’existence dans le
café enfumé. Il répond sombrement :
- Allez
à Franzensbad[17]…
C’est là que les médecins envoient d’habitude leurs
patientes qui souffrent de
stérilité.
[1] Izidor
Barna (1860-1911). Journaliste, poète,
pionnier de la presse de boulevard.
[2] Ministre des Transports et des
Postes de l’époque.
[3] Béla Tóth
(1857-1907). Journaliste, linguiste, écrivain, traducteur.
[4] János Vajda
(1827-1897). Poète
[5] Président du parlement
turc de 1908 à 1912, brièvement premier ministre après la
guerre.
[6] István Szomaházy (1864-1927). Journaliste, écrivain.
[7] Georg Brandes (1842-1927).
Écrivain et critique littéraire danois.
[8] Gusztáv
Heinrich (1845-1922). Historien de la littérature.
[9] Lajos Hatvany
(1880-1961). Riche et célèbre mécène hongrois du
début du XX siècle, fils d'un important industriel.
[10] Voici l’homme qui a bien
choisi son père.
[11] Antal Csengeri
(1812-1880). Politicien réformiste.
[12] Et voici l’homme qui a
bien choisi son beau-père.
[13]
Ignác Alpár
(1855-1928). Architecte.
[14]
Ernő Szép
(1884-1953). Poète,
romancier, journaliste.
[15] Gyula Andrássy
(1823-1890). Homme politique hongrois. Ami intime de l'Impératrice
Élisabeth (Sissi).
[16] Lajos Barta
(1878-1964). Écrivain, auteur dramatique.
[17] Ville d'eaux en
République Tchèque.