Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
autour d’un concert
ÀMarosvásárhely,
il y a quelques années on se préparait à un grand concert.
Le moment fort du programme aurait dû être une conférence de
Károly Eötvös[1].
Mais on apprit entre-temps que le voïvode avait été
obligé d’improviser un exposé autrement plus important
à la chambre des députés. Par conséquent le
voïvode avait télégraphié à Marosvásárhely pour faire savoir qu’il
était empêché. Cela créa un grand trouble dans le
travail des organisateurs. L’un d’eux téléphona
à un journaliste, Jób
Bede.
- Allô !
Il y a de l’eau dans le gaz !
- Que
se passe-t-il ? La salle de concert aurait-elle pris feu ?
- Plus
grave que ça ! Le voïvode ne peut pas venir.
- Oh
là-là, c’est ennuyeux ça, mais une fois qu’il
a déclaré qu’il ne viendrait pas, alors on peut mettre une
croix dessus. Pour se décommander le vieux tient mieux parole que
s’il promet de venir.
- Alors,
j’aimerais te demander de nous trouver quelqu’un qui viendrait nous
faire une lecture au pied levé pour faire contrepoids au voïvode.
- D’accord,
j’essaierai.
Avant
toute chose, Bede se jeta dans une voiture et c’est seulement ensuite
qu’il commença à se demander qui pourrait faire
l’affaire. Qui pourrait bien faire contrepoids
au voïvode ?
- Ça
y est ! Je vais tenter ma chance avec Gyula
Pekár[2].
C’est une personnalité conséquente, même sur le plan
corporel. Les gens de Marosvásárhely
seront contents de sa corpulence.
Bien
sûr, seulement Pekár
n’était pas partant pour un si long voyage. Bede tenta donc sa
chance ailleurs (en cas de nécessité on modère ses
exigences). En vain. Tout le monde se défilait, prétextant des
occupations urgentes, et ceux qui n’avaient vraiment rien à faire,
c’est lui qui se refusait à les infliger à Marosvásárhely.
Il
regagna finalement sa rédaction, fatigué et le nez long ;
peu de temps après on l’appela au téléphone.
C’était l’organisateur de la manifestation de Marosvásárhely :
- Alors,
quoi de neuf ?
- Le
pire, mon ami, le pire ! Je n’ai trouvé personne.
- Fichtre !
Leur as-tu dit que nous payons des honoraires ?
- Bien
sûr que je l’ai dit, mais ça les a laissés froids.
- Hum…
Dis donc… Ne viendrais-tu pas toi-même nous faire cette
conférence ?
Bede
se tapa le front :
- Oh,
ça ne m’est même pas venu à l’esprit !
De
nos jours, on dit tant de mal des journalistes. Que cette petite histoire
témoigne que c’est à lui-même que le journaliste pense
le moins.