Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
en parler de pest[1]
Comment tu vas, cher
vieux, mon cher contemporain à Pest, en mille neuf cent dix-huit,
j’espère que tu vas mal. Moi, merci, cent mille couronnes
pourraient m’aider. Si tu as assez reluqué les nénettes ici
sur le Corso, entre, viens me rejoindre chez Hangli[2]
pour une causette comme il convient entre garçons bien
élevés.
Qu’est-ce
que c’est que je tiens à la main ? ça, mon pote, c’est un drame lyrique à
tendance populaire, en trente actes, intitulé "La tragédie de l’homme" pondu par monsieur le rédacteur Madách. Comment il a
débarqué entre mes mains, je l’ignore, dans mon
désœuvrement je l’ai avalé d’un coup, et
maintenant je me demande s’il ne serait pas astucieux d’en faire un
film, quelque chose de buvable, quelque chose de bien torché. Te
souviens-tu de quoi ça cause ? Eh bien si tu veux tout savoir, il y
a dedans un gus principal, un petit minable nommé Adam à qui il
arrive un tas de malheurs. Il a un premier contrat dans une boîte de nuit
nommée Paradis – je vais essayer de m’en tenir à
l’essentiel : l’ange débarque pour dire qu’on
peut tout, mais l’arbre du savoir et l’arbre de la sagesse ne sont
pas pour les jeunes. Adam s’en foutrait à la rigueur, mais la
vieille commence à râler, c’est justement ça son
truc. Lucifer qui meurt d’envie de semer le bordel, les chauffe pour
qu’ils en bâfrent.
Ils
marchent comme un seul homme, le
mec et sa nana, et ça ne va pas rater, on les vire de la boîte
bien avant que l’histoire du monde commence à
s’écrire.
Il
se trouve qu’il est question des pyramides d’Égypte que le
peuple doit construire au temps des pharaons, le peuple prend ça
très mal sans vraiment oser rouspéter car la tyrannie met des
bâtons dans les roues à toute tentative de révolte.
Là-dessus notre Minable se
monte le bourrichon à l’idée de libérer ces braves
gens, leur filer le droit de vote pour que le touriste ne soit pas seul
à se sentir à l’aise. Il le leur donne d’ailleurs,
mais pas de pot, quelques centaines d’années plus tard il
s’avère que le peuple n’est pas un bon élève,
pas à la coule, là-dessus papa Démosthène
décide de laisser tomber la politique et de se délocaliser en
milieu rural.
Bref,
il pige vite que ce n’était pas non plus une idée bandante,
mon pote, car il ne sera pas à son aise en broker de la Rome antique
parmi les mémères. Il serait de nouveau plutôt accro
d’idéaux, de foi, d’un contenu pour sa vie, de quelque chose
pour quoi on serait prêt à donner sa peau, se laisser massacrer,
à condition d’avoir une idée à laquelle croire.
Là-dessus, Monsieur le rédacteur gobe les paroles de l’apôtre
Paul, il se rend en Palestine, dans les tranchées, où on lui
accroche une distinction pour son comportement héroïquement hostile
face à la vaillance ennemie, mais même là il pédale
dans la choucroute, les gens n’avalent pas son
discours. Ils veulent même lui piquer sa mémère Ève,
à Adam.
Il
sera une nouvelle fois échaudé, vu que pour
l’humanité ça ne vaut pas tripette ni vivre ni crever, que
l’action publique c’est du vent, que muni de droits un homme reste
aussi minable que sans, que toujours, à toute époque, la foule
est prise pour des prunes si elle chahute, on l’envoie paître, si
elle est dans la mélasse, on la laisse faire trempette.
Bref,
moi je sais plus rapporter toutes les conneries qu’il rabâche
encore, toujours est-il qu’il se met à s’essayer à
toutes sortes de sciences dans l’espoir de tirer le gros lot. Pendant ce
temps-là la Guerre Savante se la coule douce, tout le monde est
mobilisé, pas moyen d’échapper aux souffrances. Grey[3]
démonte les batteries de la paix, en revanche nib de pain et de
saindoux.
Alors
tout à coup il apprend que taratata, on fait sonner la Marseillaise
quelque part à guichets fermés, le bon peuple refait sa chienlit,
ça chauffe pour le roi Docteur Louis. Le rédacteur
général Danton chamboule tout l’ancien régime de
fond en comble, pépère et mémère piquent leur crise
sous prétexte qu’ils ont droit à la vie et au pain –
bref, Docteur Égalité. Les enfants qu’ont oublié
d’être bêtes deviennent autant de zazous, ils cassent les
carreaux, tout le monde se met à vivre, toutes les magnifiques
opportunités de la vie la joie le bonheur, l’idéal
éternel de la liberté individuelle est sorti de l’eau,
Docteur Libre-Pensée devient tout à coup la
référence, et ceux de la haute sont dans le cirage jusqu’au
cou.
Je
n’ai pas encore lu la suite, mais comme je suis futé je la devine,
je suis sûr que Docteur Homme aura une fois de plus le guignon
qu’il fasse la révolution ou non. – La révolution,
tout fan qu’il en est, le laissera tout autant dans la mouise que
l’a laissé le Docteur Absolutisme, parce qu’il est un looser
minable qui ne deviendra jamais un gagneur, même s’il vit cent
vingt ans.
Par
conséquent, nous deux, cher vieux, réjouissons-nous
d’être tous les deux du bon côté, des garçons
futés et on tient le bon bout. Et si Monsieur le rédacteur en
chef Madách avait ajouté un n-plus-unième acte sur notre
époque, sur le docteur Guerre Mondiale et sur le docteur Paix et sur le
docteur Transformation Universelle et sur la Révolution – dans cet
acte, toi, cher vieux, mon cher contemporain à Budapest, en mille neuf
cent dix-huit, ce n’est certainement pas toi qui représenterais
Adam et je ne représenterais pas Lucifer, et Ève ne serait pas
représentée par cette mémère là-bas sur le
Corso, sur la troisième chaise, dans ses nouveaux godillots – ce
serait d’autres, qui ne seraient pas des garçons futés, qui
ne tiendraient pas le bon bout et il n’y aurait pas une
mémère à la coule.
[1] Cette nouvelle apparaît
également, sous une forme très proche, dans le recueil
"Christ et Barrabas", sous le titre "En langage de Pest".
[2] Restaurant à la mode sur
le bord du Danube
[3] Edward Grey (1862-1933).
Secrétaire d'état britannique aux affaires
étrangères, initiateur de