Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
sÁndor brÓdy[1] lecteur en public
’Ödön Salamon[2]
d’heureuse mémoire a un jour organisé une soirée sur
l’Île Margit et a demandé à Sándor Bródy qui passait ses vacances
sur l’Île d’y intervenir. Vint le moment du concert, la salle
s’est remplie à souhait d’un public élégant
qui attendait patiemment les réjouissances artistiques promises par le
programme.
Ödön Salamon balaye du
regard le camp de ses fidèles et remarque avec effarement
l’absence de Sándor Bródy. Il prit ses jambes à son
cou et courut le chercher dans sa villa. Bródy était
allongé en bras de chemise sur un canapé et rêvassait dans
la fumée de son cigare. Salamon l’entreprit dans son
désespoir :
- Mais
Sándor ! Pour l’amour du ciel ! Le concert
commence !
- Ah
oui ?
Bródy
continua de fumer son cigare, visiblement, l’affaire du concert ne lui
faisait ni chaud ni froid. Salamon se tordait les mains.
- Mais
Sándor ! Change-toi !
- Pour
quoi faire ?
- Tu
ne vas quand même pas monter comme ça sur scène ?
Sándor
Bródy ouvrit de grands yeux et dit avec étonnement :
- Je
ne t’ai tout de même pas promis de faire une lecture ? Si oui,
nous voilà dans de beaux draps ! Je l’ai complètement
oublié !
Ödön Salamon se tordit
derechef les mains de désespoir.
- Tu
pourrais lire quelques pages de tes anciens écrits !
- Je
n’ai pas l’ombre d’une feuille avec moi. Je ne suis pas un
colporteur qui trimballe sa marchandise sur soi.
- Mon
Dieu, mon Dieu ! Qu’allons-nous faire ?
Finalement,
Bródy eut pitié de lui et suggéra une idée pour
sauver la situation :
- Tu
sais quoi, je lirai quelque chose de tes écrits et j’improviserai
des commentaires.
- Bon,
d’accord ! J’ai un cahier, j’aime bien noter dedans mes
aphorismes. Je vais le chercher. Pendant ce temps, habille-toi.
Bródy
ramassa le cahier d’aphorisme sous son bras et monta sur la scène.
Il improvisa une courte introduction pour la lecture, puis il ouvrit le cahier
et se mit à lire la première page :
- Il est gênant d’ouvrir la porte
d’une jeune veuve juste au moment où…hum !
Bródy
hocha la tête et suspendit la lecture.
- Celui-ci
n’est pas fait pour être lu à haute voix ; passons
plutôt au suivant.
- La femme la plus chère n’est
pas forcément celle qui… hum !... Celui-ci non plus ne se
prête pas à la lecture !
Le
public se mit à rire, tandis que Bródy assassinait Salamon du
regard et il s’attaqua au troisième aphorisme :
- Il arrive qu’un jeune homme se croie
amoureux, alors qu’en vérité…Hum, celui-ci
surtout, je ne peux pas le lire jusqu’au bout !
Un
rire général fusa dans le public et Bródy reprit ses
tentatives de lecture avec une appréhension croissante. Mais oh
misère ! Tous les aphorismes sans exceptions étaient tels
qu’il ne put dire que les premières moitiés et il convenait
absolument de les interrompre. Finalement il arriva à un aphorisme dont
il ne pouvait même pas lire le début. Là il ferma
bruyamment le cahier et quitta précipitamment la scène. Le public
l’ovationnait dans un océan d’applaudissement alors
qu’Ödön Salamon, enchanté, lui
serrait la main :
- Bravo,
Sándor ! C’était une idée de génie de ta
part, ces aphorismes interrompus. Tu as été brillant à les
couper chaque fois au moment propice de telle façon que nous les avons
tous compris. C’était excellent !
C’est
ainsi que Sándor Bródy récolta un succès
mérité – sans qu’il en soit de sa faute.
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brÓdy et "la
baudruche"
n jeune homme maigre
à longs cheveux alla voir Sándor Bródy. Après s’être poliment
présenté, il précisa l’objet de sa visite : il
avait apporté son recueil de nouvelles récemment paru et
demandait au maître d’en formuler un avis. Il était jeune,
encore inconnu et l’avis d’un grand écrivain, serait-il
accablant, lui fournirait certainement une indication utile et importante.
L’écrivain se montra ouvert et voulut bien se charger de la
tâche.
Quinze
jours passèrent. Le jeune homme – "la baudruche" - se présenta de nouveau au
domicile de Bródy, manifestement pour la réponse. M’sieur
Sándor s’assombrit un instant à la vue du visiteur, mais la
seconde suivante, il lui dit avec un large sourire :
- Eh
bien, mon jeune ami, il est très beau votre livre… Vous avez des
choses à dire, vous avez des idées intéressantes… il
est truffé de bonnes choses, votre intérêt pour le sujet
est indéniable… La prochaine
fois je ne manquerai pas de le lire…
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Insultes
ette
petite histoire serait cruelle si les deux protagonistes en question
n’excluaient pas par définition qu’ils fussent cruels
l’un envers l’autre. L’un, Pál Gyulai[3],
était un vieux monsieur au langage dur mais au cœur d’or, et
l’autre, Viktor Rákosi[4],
avec son éternelle jovialité égayait et redorait
même la plus grave des insultes. Ceci s’est passé lorsque Pál Gyulai s’est
cassé le bras.
Le
vieux monsieur se promenait le bras en écharpe et tout à coup il
se trouva nez à nez avec Rákosi. Il le rabroua avec
véhémence :
- Et
comme ça, vous osez reparaître à mes yeux ?
- Pourquoi
donc ?
- Osez
nier que si je me suis cassé le bras, c’était votre
désir !
Rákosi
répondit, ahuri :
- Je
ne l’ai nullement désiré ! Comment pouvez-vous
seulement le supposer, Monsieur ?
- À
d’autres ! – réitéra Gyulai
– tel était bien votre désir !
- Non,
non et cent fois non !
- Savez-vous ?
Prouvez donc que vous ne l’avez pas souhaité !
Mais
c’en était trop même pour Rákosi qui perdit patience.
- Je
me soumets même à cela, dit-il, si tel est votre souhait. Eh
bien… En tout état de cause, je n’ai pas pu désirer
que vous vous cassassiez le bras, Monsieur, car à supposer que
j’eusse désiré que vous vous cassassiez quelque chose, je
ne me serais pas contenté du bras !
- Bravo !
– répondit Gyulai. – J’aime
la franchise.
Et
il serra longuement la main de Rákosi.
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aprÈs succÈs
l
arriva au docteur Vilmos
Huszár[5]
qu’un jour il voulut faire faire la lecture d’une de ses
importantes études à l’Académie des Sciences. Les
académiciens tatillons passèrent l’ouvrage à Fülöp Ágost Becker pour vérifier s’il
atteignait le niveau requis. Becker supervisa le manuscrit, puis rendit un avis
selon lequel cette étude ne pouvait en aucun cas faire l’objet
d’une lecture, étant assimilable à une discussion
superficielle dépourvue d’exigence scientifique, son écriture
était néanmoins agréable, aisément lisible.
Vilmos Huszár ne désespéra pas, il traduisit
lui-même l’ouvrage en français et le fit publier à
Paris. Ce qui eut pour conséquence que le célèbre Brunetière fit paraître une
critique dans la Revue des Deux Mondes
gravant pour ainsi dire dans la pierre le nom du professeur. Il termina son
éloge par un commentaire stylistique affirmant que, au-delà de
toutes les qualités énumérées, l’ouvrage
avait une écriture agréable, aisément lisible.
Quelques
jours plus tard Vilmos Huszár
croisa Becker dans la rue. Le brave professeur se troubla à sa vue, si
bien que d’abord il songea à changer de trottoir, mais finalement
il écarta ses lèvres en un sourire mielleux et sortit cette
tirade :
- Félicitations !
Je vous félicite de tout cœur ! Quel succès !
- Oh,
merci !
- C’est
surtout moi qui ai de quoi être fier de votre succès.
Vilmos Huszár ouvrit de grands yeux, il dut flairer une
moquerie. Mais Becker poursuivit très sérieusement :
- J’avais
dit, n’est-ce pas, à propos de votre ouvrage la même chose
que Brunetière, qu’il était d’une écriture
agréable, aisément lisible !