Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
Le
billet
de cinquante couronnes
Aux cartes la plupart
des joueurs aiment cacher leurs gains. Pour plusieurs raisons. La principale
est que s’ils souhaitent trop tôt se lever de la table de jeu, les
partenaires ne puissent pas dire qu’ils se sauvent avec ce qu’ils
ont gagné. Une autre raison non négligeable est qu’ils ont
peur des tapeurs.
La
plupart des joueurs qui gagnent : jouent
donc pour leur poche. Ils enfouissent les gains petit à petit,
à l’insu des autres, dans leur poche ou leur portefeuille. Ils immergent, comme on aime dire dans les
clubs à Pest.
L’un
des joueurs, "immergeur" des plus connu,
une célèbre sommité des arts, en plus de sa carrière
d’artiste, exerce une activité commerciale lucrative.
Il
n’est plus tout jeune et ne se contente pas de jouer des sommes
élevées aux cartes, il est aussi extrêmement avare. Pendant
le jeu il a aussi coutume de faire doucement disparaître les billets plus
conséquents dans sa poche intérieure, et de temps à autre
en lançant un « je reviens tout de suite ! »
il se retire dans la cabine du téléphone pour y compter
discrètement et imperturbablement ses gains.
Lors
d’une de ces retraites Sándor
Incze[1]
le suivit allègrement pour guetter ce qu’il faisait dans la
solitude de
- Dix…
vingt… trente… quatre-vingts… quatre-vingt-dix… cent
dix… cent trente…
Quand
ils furent tous les deux revenus à la table et le jeu avait repris comme
si de rien n’était, Sándor Incze
dit brusquement au bout d’un quart d’heure :
- N’est-elle
pas merveilleuse, ma malchance ? – demanda-t-il sans jamais
détacher un œil scrutateur de son vieux partenaire. – Je
perds ici tout mon argent, je suis bloqué à vingt, je suis
bloqué à deux as, et quand j’ai trente c’est
insuffisant, en revanche quand je suis sorti tout à l’heure pour
passer un coup de fil, j’ai
trouvé par terre dans la cabine un billet de cinquante couronnes…Celui-ci !
N’est-il pas curieux de constater que la chance nous joue parfois des
tours ?
Le
vieux partenaire vira d’abord au rouge, puis au blême comme la
mort, il gigota sur sa chaise, il toucha sa poche et tâta son
portefeuille sans bien sûr oser ouvrir la bouche. Mais de ses yeux il
décocha sur Incze le regard d’une
victime à son cambrioleur.
À
partir de cet instant il devint nerveux, il perdit son sang-froid et une
demi-heure plus tard tout son argent…