Frigyes Karinthy : "Intimités d’écrivains"

 

un vacancier prudent

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Vacancier prudent les vacanciers sont cahotés dans l’omnibus de Budapest à Budakeszi. La discussion porte sur la sécurité publique, chacun raconte à tour de rôle les mesures qu’il a prises. Un homme brandit une sorte de pistolet. Il dit :

- Celui-ci, je le porte toujours sur moi quand je prends l’omnibus. Après tout, on traverse les bois, on ne peut jamais savoir... L’omnibus peut se faire attaquer. En Amérique il arrive même des histoires autrement plus bizarres.

Son voisin, Gyula Krúdy[1], observe le petit pistolet.

- C’est avec ça que vous voulez vous défendre ?

- Oui, avec ça.

- Mais c’est un jouet ! Il ne porte pas à cinq pas.

- Pardon, réplique l’autre, à la maison j’ai aussi un magnifique browning à treize coups.

- Chez vous ? Pourquoi diable le gardez-vous à la maison ?

- Eh bien, dit l’autre sur le ton le plus naturel du monde, en cas d’attaque, je n’ai pas envie de me faire voler ce précieux revolver !

 

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s’Il n’y a que ça...

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Sil ny a que ça lyula Színi[2], l’excellent écrivain, a deux petits jumeaux, des garçonnets vifs et intelligents, qui se ressemblent comme deux anneaux d’or, et bien qu’ils n’aient que quatre ans, ils ont le bagout d’enfants de sept à huit ans.

... Après le déjeuner, un des garçonnets se plante devant l’écrivain et lui dit, le visage sérieux, presque soucieux :

- Papa, tu rentres tous les jours à l’aube, tu travailles tout le temps, tu manges à peine, tu n’arrêtes pas de maigrir, tu ressembles déjà à ton ombre et si tu continues comme ça, bientôt tu vas mourir !

L’écrivain, un instant interloqué, finit par répondre en souriant :

- Mais mon petit, si je meurs, cette belle collection de cartes postales que tu me réclames tant, sera toute à toi. D’accord ?

L’enfant réfléchit et déclara après une minute d’hésitation :

- Bon, alors tu peux y aller, tu peux mourir, papa !...

 

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le chef de rubrique a de l’amour-propre

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Un jeune écrivain présenta une nouvelle à une rédaction connue pour être particulièrement soigneuse, ambitieuse et consciencieuse.

La nouvelle était belle et comme le jeune écrivain ne se montra pas trop exigeant en matière d’honoraires, le rédacteur déclara l’œuvre acceptée.

Quand la nouvelle parvint à l’imprimerie puis de là revint à la rédaction sous forme d’épreuve, certains membres de la rédaction se mirent à la parcourir. Tout à coup retentit une voix indignée :

- Je ne tolérerai pas ça !

Le chef de la rubrique des nouvelles du jour était le brave Elek Londesz[3].

- Qu’est-ce que tu ne tolères pas ? – lui demanda-t-on.

Le chef de rubrique brandit le papier dans sa colère :

- Regardez ! – cria-t-il. – Ça commence ainsi : « Dans la grisaille des nouvelles du jour, l’annonce de ces fiançailles simples passa totalement inaperçue, fiançailles dont la triste histoire... » Etc.

- Eh bien ? – lui demanda-t-on.

- Je ne tolère pas, dit le chef de rubrique, que de jeunes génies méprisent ma rubrique de la sorte ! Les nouvelles du jour de notre revue ne sont nullement grises, mais colorées et même bariolées !

Et la nouvelle parut le lendemain légèrement modifiée :

« Parmi les nouvelles extrêmement colorées du jour, on aperçut à peine la simple annonce de... »

 

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tricherie...

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Tricherie le fils de Dezső Kosztolányi reçoit de son père pour ses trois ans de brillantes pièces d’argent, plus exactement cinq forints d’argent.

Il joue un moment avec les pièces, puis soudainement il décide d’en fourrer une dans sa bouche.

Le père crie :

- Il est interdit de mettre de l’argent dans sa bouche !

Le petit garçon sursaute et cache vite les pièces au creux de sa main. Mais quelques minutes plus tard il les ressort, les examine soupçonneusement, les gratte avec les ongles. Tout à coup, indigné, il crie :

- Papa, regarde ! Ce ne sont pas des vraies pièces, mais des fausses ! Aucun chocolat n’en sort !

 

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une nouvelle mal Écrite

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Dans une petite ville de Transylvanie, le fils du plus riche propriétaire terrien du coin se présente à la rédaction de l’unique journal local. Il tend au rédacteur le manuscrit de la nouvelle qu’il vient d’écrire pour la faire publier dans le journal.

C’était une histoire d’amour exécrable, pleine de sensiblerie, et qui plus est truffée de fautes d’orthographe. Néanmoins, le rédacteur la lut jusqu’au bout et déclara courtoisement qu’il regrettait de ne pas pouvoir la publier.

Voir la mauvaise nouvelle publiée devait beaucoup importer au fils du riche propriétaire terrien car sur le refus du rédacteur il fit la surprenante proposition suivante :

- Même si je vous paye cent couronnes, vous ne pouvez pas la publier ? – demanda-t-il.

Le rédacteur réfléchit un instant. Après tout l’affaire était alléchante. Il consentit.

- D’accord. Si Monsieur paye cent couronnes, je veux bien corriger le papier de façon à le rendre publiable.

Sur ce, le Sicule fortuné lui compta cinq pièces de vingt couronnes. Mais il exprima encore un souhait :

- J’aimerais que vous imprimiez sous le titre, comme c’est l’usage dans "Pesti Napló" : reproduction interdite. Cela rendrait ma nouvelle plus intéressante, en quelque sorte, budapestoise...

- C’est comme si c’était fait ! – promit le rédacteur.

Le dimanche d’après, la nouvelle fut publiée dans le numéro suivant. Mais le rédacteur s’était permis une petite farce. Il avait satisfait le souhait de l’auteur mais avec une légère modification. La page débutait ainsi :

« L’amour du comte. Écrit par S.G. – Réimpression non rémunérée. »

 

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question solennelle

 

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Un jour, afin d’agrémenter un numéro spécial de son journal, István Szomaházy[4] adressa aux directeurs de théâtres budapestois une question circulaire. La question ne manquait pas de piquant puisqu’il voulait savoir si d’après eux Budapest avait oui ou non besoin d’une salle supplémentaire.

Miklós Faludi, directeur du Théâtre de la Gaîté répondit brièvement à la question. Il écrivit à Szomaházy :

- Mon cher ami ! Je suis tout prêt à donner une réponse de fond à ta question, à condition que tu répondes préalablement à la mienne : Budapest a-t-elle oui ou non besoin d’un nouveau journal du lundi ?

 

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le meilleur endroit

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Jamais on n’a autant publié dans ce pays de recueil de poésie qu’au temps de l’essor de Nyugat. À peu près tout le monde est devenu poète, y compris ce tout jeune homme dont il s’agit ici et qui courtisait la fille d’un grossiste de Pest.

Vous trouverez ici rapporté un de leurs dialogues :

- Avez-vous reçu ma lettre ? – demande le jeune homme en chuchotant.

- Oui.

- Vous l’avez brûlée ?

- Non, je l’ai gardée.

- Pour l’amour du ciel ! Vos parents pourraient la retrouver.

- Ne craignez rien ! Je la garde à un endroit où on ne risque pas de la chercher.

- À quel endroit ?

Dans le recueil de vos poésies.

 

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collaborateur extÉrieur

 

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Un nouveau journal est lancé dans un gros bourg de la Grande Plaine.

Un des jeunes fiscalistes du bourg à qui on a demandé de soutenir le journal par des exposés, envoie un long article à la rédaction.

Il signe son travail du pseudonyme de "Zetnekir Hafi".

Le journal ne publie pas l’article. La rédaction lui envoie toutefois un message. Le voici :

Nous n’avons pas publié l’article de "Zetnekir Hafi" car son pseudonyme d’écrivain ne correspond pas aux principes rédactionnels de notre journal. Nous suggérons à l’auteur de le changer en "Zetirhat Hafi".

 

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le toast finnois

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Le célèbre peintre finlandais Akseli Gallen[5] est passé un jour à Budapest et le club Fészek[6] a organisé un dîner en son honneur.

Durant le banquet, quelqu’un a émis l’idée qu’il serait bon de saluer l’invité finlandais en quelques mots dans la langue de son pays.

- Quelqu’un possède-t-il ici le finnois ? – Demanda l’organisateur du banquet, sans véritablement espérer trouver des vocations.

À sa plus grande surprise un membre du club, notre collègue, István Gergely se proposa :

- Je veux bien saluer le maître en finnois. J’ai appris un toast finnois pour cette occasion.

La proposition fut ovationnée et deux minutes plus tard, notre joyeux collègue, une coupe de champagne et un carton à la main, entama un toast en finnois qui n’était autre que le texte de l’invitation hongroise aux ripailles, mais... lu à l’envers !

Les participants hongrois du banquet écoutaient bouche bée le fluent discours "finnois", quant à l’invité Axel Gallen, il se prosternait fréquemment dans la direction de l’orateur, étant donné sa ferme conviction que ce dernier lui parlait et le saluait en hongrois.

...On ne découvrit le pot aux roses que lorsque l’artiste finlandais voulut faire la connaissance de notre rusé collègue. Il faut dire que celui-ci s’était enfui à la hâte devant la perspective d’un contact personnel et d’une conversation finnoise plus approfondie.

 

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l’Écrivain discret

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Ecrivain discret ln de nos jeunes écrivains, Géza Csáth[7], très fier de vivre la vie la plus exemplaire du parfait européen et d’être un fervent adepte des manières des gentlemen, se retrouva un soir en mauvaise compagnie. Ses confrères bohèmes l’avaient entraîné dans un café où le champagne coulait à flots.

Tard dans la nuit, l’écrivain gentleman passa un doigt sur sa montre et dit, effrayé :

- Fichtre, il est très tard ! Bon, moi je rentre. Je ne me suis jamais attardé encore aussi longtemps !

- Reste, il est trop tard pour rentrer. Le matin on passera au bain turc, et nous y ferons un petit somme !

Il se satisfit de cette réponse et le matin il marcha allègrement avec les autres vers le bain turc. Mais quand il croisa à l’entrée de paisibles bourgeois qui arrivaient au bain, tirés à quatre épingles, après une bonne nuit de sommeil, il eut un haut-le-corps.

- Les gars, j’ai honte d’y entrer ! Pouah, je me dégoûte ! Je suis aussi débraillé qu’un noceur invétéré.

- Ne dis pas de bêtises, ils sont largement habitués à des types comme toi, ici.

- Non, non ! J’en rougirais de honte si les employés me voyaient comme ça. Pouah !

Il s’enfuit, mais s’arrêta au coin de la rue. Il avait quand même trop envie d’un bain. Alors il eut une idée brillante.

Csáth se rendit dans une boutique pour s’acheter une petite malle de voyage, il loua un fiacre et se fit conduire devant le bain. Il se rendit au guichet en mimant une élégante somnolence et dit à la caissière :

- Donnez-moi un ticket de bain. J’ai voyagé toute la nuit, je suis couvert de suie !

 

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chacun la sienne...

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Deux écrivains hongrois d’un âge certain se rencontrent. Tous les deux sont connus, ils se sont chacun taillé un nom honorable dans la littérature hongroise, et tous les deux ont déjà récolté de grands succès dans les théâtres.

Mais leurs succès théâtraux ne sont pas de même nature. L’un gagne beaucoup d’argent avec sa pièce, tandis que l’autre doit toujours se contenter de ce qu’on appelle un succès d’estime, des applaudissements à la générale et des critiques reconnaissantes de la presse.

Ils discutent sur la nouvelle pièce de Hauptmann[8], ils s’accordent pour dire qu’il s’agit d’une belle pièce, mais qui ne promet pas un grand succès théâtral.

- Aimerais-tu avoir écrit cette pièce ? – demande en plaisantant l’écrivain riche de succès d’estime à l’auteur qui gagne beaucoup d’argent.

- Pas celle-ci.

- Quelle est la pièce de la littérature universelle que tu aimerais le plus avoir écrit ?

- Moi ? Le Canard Sauvage d’Ibsen... Et toi, laquelle ?

- Moi ? La Veuve Joyeuse de Lehár...

 



[1] Gyula Krudy (1878-1933). Un des principaux écrivains de la littérature hongroise moderne.

[2] Gyula Színi (1876-1932).

[3] Elek Londesz (1868-1934). Écrivain journaliste.

[4] István Szomaházy (1864-1927). Écrivain, journaliste.

[5] Akseli Gallen-Kallela (1865-1931). Peinte connu en particulier pour ses illustrations du Kalevala.

[6] Fészek, Le Nid, club d'artistes à Budapest.

[7] Géza Csáth (1887-1919). Écrivain, médecin, critique musical.

[8] Gerhart Johann Robert Hauptmann (1862-1946). Prix Nobel de Littérature en 1912.