Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
l’Écrivain
malchanceux
’est l’histoire d’un librettiste qui est
notoirement connu pour écrire ses scénarios
d’opérettes le plus souvent sur des idées
étrangères.
Il
n’a pas beaucoup de chance avec ses spectacles qui, les uns après
les autres, quittent rapidement l’affiche.
- Tu
n’as vraiment pas de chance, mon vieux ! – lui dit un jour Ferenc Molnár[1]
à l’issue d’une première atone.
- Je
n’ai pas de chance, en effet ! – soupira l’auteur qui
trouva aussitôt une justification. – Pas moyen de trouver
quelqu’un de bien pour la musique !
- Le
problème n’est pas là, mon vieux ! – le corrigea
l’autre. – Ce qui te manque c’est un bon parolier !
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le
nouveau titre
imon
Tolnai[2]
signa une grande œuvre, une histoire universelle écrite dans un
style populaire et publiée dans des cahiers illustrés,
destinée essentiellement à la jeunesse et au peuple.
L’entreprise mobilisa plusieurs jeunes historiens et écrivains,
chacun d’eux chargé de la rédaction d’une tranche
d’histoire.
Un
excellent jeune savant fut chargé de composer l’histoire de la
Rome antique. Une fois son travail achevé, il présenta le
manuscrit au docteur Lajos Mikes[3].
Celui-ci feuilleta le travail, et avant tout la succession des titres. Ses yeux
s’arrêtèrent sur un des chapitres qui traitait de la
légèreté morale et du mode de vie des
péripatéticiennes de la Rome ancienne. Le titre du chapitre
était Les hétaïres de
l’ancienne Rome.
- Mon
ami, dit-il, impossible de garder un tel titre ! L’ouvrage est
destiné en particulier à la jeunesse. Tu dois absolument modifier
ce titre !
- Tu
as raison ! – répliqua le jeune savant. – Je vais
d’ailleurs le faire sur le champ pour ne pas l’oublier.
Il
reprit le manuscrit, biffa le titre incriminé et écrivit à
sa place :
Vie de famille dans la Rome
ancienne.
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eux critiques musicaux
discutaient à la première de l’infortuné
opéra national du comte Géza
Zichy[4], intitulé
Ferenc Rákóczi II :
- Indubitablement,
dit l’un d’eux, le comte Zichy est
tombé amoureux du cas Rákóczi. C’est sa
deuxième œuvre lyrique qu’il consacre à ce prince et,
si je suis bien informé, une troisième nous guette encore…
- C’est
effectivement de la déveine, dit l’autre, mais à quelque
chose malheur est bon !
- Bon ?
Quoi donc ?
- C’est
que pour la plus grande chance de notre littérature musicale, la
glorieuse dynastie des Rákóczi n’a joué dans
l’histoire de notre pays qu’un rôle
éphémère. Nous aurions bonne mine avec ce comte Zichy, si les Rákóczi avaient
été aussi prolixes que, mettons, les Louis en France, et si nous
devions compter dans notre histoire un Ferenc Rákóczi XVI !
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fils de
son pÈre
n des
porte-drapeaux les plus talentueux, plein de tempérament, de la
littérature hongroise combattante, Lajos
Hatvany[5],
tint une lecture publique au Casino de Lipótváros[6]
devant un public composé majoritairement de commerçants, de
banquiers et de boursicoteurs.
Lajos
Hatvany, qui est le fils de feu le sénateur,
le baron Sándor Hatvany-Deutsch[7],
grand industriel visionnaire, critiquait une nouvelle fois avec une
véhémence débordante la littérature hongroise
"officielle", l’Académie, et il n’a pas
hésité à couvrir d’opprobres les esthètes et
critiques hongrois les plus connus.
Le
public de Lipótváros écoutait
l’écrivain à la langue bien pendue, d’abord
ébahi, ensuite quasiment sous les ovations, et lorsqu’il
commença à apostropher nommément les sommités de la
vie littéraire, un petit vieux chauve dit à haute voix, avec
enchantement, à son voisin :
- Un
garçon brillant ! Digne de son père !
- Comment
cela ? – lui demanda son voisin, étonné.
- Lui,
tout comme son père, spécule toujours à la baisse.
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le
communiquÉ
La direction
d’une entreprise de spectacles de vingtième ordre à Pest
qui, hiver comme été, mène ses affaires, à
l’instar des directions des grands théâtres, dans une
soi-disant institution artistique, a coutume d’envoyer des
communiqués aux rédactions des journaux.
Ces
communiqués ont essentiellement, comme chacun sait, un objectif publicitaire,
mais on peut souvent y déceler, quand il s’agit de
théâtre sérieux, des informations intéressant le
grand public, et d’ailleurs les rédactions n’hésitent
pas à y puiser. En revanche ceux de ladite entreprise, ne servant
nullement l’art, ne sont naturellement pas publiés par les
journaux les plus importants. Néanmoins l’entreprise, avec un
entêtement obstiné, arrose les rédactions de ses
communiqués publicitaires presque quotidiennement. Depuis des années,
été comme hiver, c’est toujours le même vieil
huissier qui bat le pavé pour les distribuer et qui est
déjà connu comme le loup blanc dans les rédactions.
Dans
celle d’un des journaux de Pest, Nándor Erényi[8],
sur le bureau de qui depuis des années le vieil huissier les
dépose trois à quatre fois par semaine, les lance sans mot dire
dans la corbeille, sans même jeter un coup d’œil sur
l’écriture lithographiée, sous les yeux du vieil huissier.
Depuis des années, été comme hiver, toujours avec le
même geste.
Pendant
des années, le vieil huissier n’a fait aucune remarque. Il
n’avait même pas dû dire à son patron ce que
devenaient les communiqués dans cette rédaction parce que
s’il l’avait dit, on ne l’y aurait plus envoyé.
Or,
au bout de trois ans, il dut en avoir assez de cette scène qui se
répétait un jour sur deux, car il changea de tactique. Il
frappait, il disait poliment bonjour, il s’approchait du bureau du
journaliste, il sortait l’enveloppe contenant le communiqué de sa
poche intérieure et il la jetait
lui-même dans la corbeille.
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logique
fÉminine
Lorsque
István Szomaházy[9]
et sa famille revinrent de vacances, sa femme, excellente
ménagère, entreprit le grand nettoyage de la maison et elle chamboula
entre autres, le contenu de la bibliothèque de son époux. Elle
mélangea les manuscrits aux livres, elle mêla des épreuves
aux manuscrits, des nouvelles, des articles de presse, l’humour et les
choses plus sérieuses se retrouvèrent en un mélange inextricable.
Le lendemain Szomaházy se rendit compte de
l’efficacité de la mise en ordre féminine et fit un doux
reproche à sa femme.
- Dites
donc, vous avez décidément tout chamboulé dans
l’armoire.
- Peut-être
bien, répondit-elle, mais ce n’est pas grave, puisque tout est
resté dans l’armoire.
Szomaházy
ne répondit rien, il attendit qu’elle sorte de la maison. Alors il
ouvrit l’armoire à linge de sa femme, y mit tout sens dessus
dessous à l’instar de ce qu’elle avait fait dans son armoire
aux livres. Le lendemain Madame Szomaházy
constata les dégâts avec frayeur. Grâce à sa vive
logique féminine elle comprit aussitôt que c’était
l’œuvre vengeresse de son époux. Ça ne
l’empêcha pas d’aller le trouver et de déverser une
profusion de plaintes avec moins de douceur que lui :
- Qu’avez-vous
fait ? Qu’est-ce que c’est que ce désordre ? Mes
précieuses dentelles, vous les avez jetées n’importe
où, mes soieries, vous les avez chiffonnées, mon chapeau de velours,
vous l’avez abîmé.
Szomaházy
répondit avec le sourire.
- Ne
vous mettez pas dans cet état, ma chérie. Puisque tout se trouve bien dans l’armoire.
[1] Ferenc Molnár
(1878-1952). Écrivain : "Liliom",
"Les gars de la rue Pál"
[2] Simon Tolnai
'1868-1944). Écrivain, historien.
[3] Lajos Mikes
(1872-1930). Journaliste, traducteur.
[4] Géza Zichy
(1849-1924). Compositeur.
[5] Lajos Hatvany
(1880-1961). Écrivain, critique littéraire, mécène
des lettres hongroises
[6] Quartier des affaires à
Budapest
[7] Sándor Hatvany-Deutsch (1852-1913). Industriel et
mécène des arts.
[8] Nándor
Erényi (1879-1937). Critique
théâtral dans plusieurs journaux.
[9] István Szomaházy (1864-1927). Journaliste, écrivain.