Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"
C'est
lui qui me donne un thÈme
Ce
monsieur qui est assis ici à ma table, s'est assis il y a cinq minutes
à ma table en disant :
- J'espère
que je ne vous dérange pas.
- Oh,
pas le moins du monde ! - me suis-je modestement récrié en
me penchant au-dessus de la page blanche pour y écrire le chiffre cinq
comme si j'en étais à entamer ma cinquième feuille. J'y ai
vite gratté encore ces mots : selon
quoi.
- Mais
il me semble que vous travaillez.
- Tiens,
ai-je répondu. En effet. Vous me le rappelez à propos, ça
m’avait échappé.
- Alors,
je ne vous dérange pas. Qu'écrivez-vous ?
- Oh,
rien. Une petite chose insignifiante. Un… une petite pièce de
théâtre. Un petit essai philosophique sur la solitude. J'y
développe que le travail nécessite une solitude absolue,
voyez-vous…
- Haha !
Oh, les journalistes. Bon, alors je ne vous dérange pas. Il sera
long ?
- Oh
non !… Une toute petite chose…
- Bon,
alors écrivez-le, vous, l'écrivain.
- Alors…
si vous permettez…
- Bien
sûr que je permets. Vous savez, tous ces scribouillages partout, moi
ça fait des années que je ne lis plus rien. Ça n'en vaut
pas la chandelle… Un homme comme moi… qui a fait deux fois le tour
du monde… C’est un roman en soi, mon cher Monsieur, tout un roman,
croyez-moi… Si je vous racontais tout ce que j'ai déjà
traversé, alors vous…
- Pardon,
l'ai-je modestement interrompu, est-ce que le crissement de ma plume ne vous
dérange pas dans votre discours ?
- Non,
pas du tout, écrivez tranquillement, vous ne me dérangez pas. Moi
j'ai des nerfs d'acier, il en faut plus pour les irriter… Ah oui, jeune
homme. Parce que moi, je me retiens d'écrire les choses… Eh
oui ! Voilà ce que vous devriez écrire un jour !
- Oh,
très aimable…
Il
me tape sur l'épaule.
- Je
pourrais vous en donner, voyez-vous, des sujets à écrire !
Tout ce que j'ai traversé, si un jour un écrivain
l'écrivait, alors les gens diraient, ils en diraient les gens :
ça, c'est des inventions. C'est ce qu'un écrivain devrait
écrire. Hein ? Qu'est-ce que vous en dites, Monsieur
l'écrivain, hein ?
Il
fait avancer sa lèvre inférieure sur la bouche et de la
tête il fait des signes vers le haut. Je fais
l'étonné :
- ça alors ! C'est
magnifique ! Ce serait vraiment étonnant ! Pourquoi ne
l'écririez-vous pas ?
Il
fait un geste dédaigneux.
- Ah,
vous savez… je n'en ai pas besoin. Je n'aime pas me tracasser avec des choses
comme ça. Manquerait plus que ça. Manquerait plus que me viennent
des éditeurs… Et puis ça me donne des crampes à la
main. Je n'ai pas besoin de ça, qu'ils restent là où ils
sont. Mais un de ces quatre, je vais vous donner un de ces thèmes, si
vous l'écrivez, ils vont le bouffer comme des petits pains, vous vous
ferez construire une villa avec ça… parce qu'on n’a jamais
rien écrit de pareil…
- Oh !
Vous m'obligez… Mais je ne me permettrais pas de vous en priver…
- Quoi ?
Je n'en veux pas moi ! Qu'est-ce que j'en ferais ? Bon, entendu, je
vous raconterai ça un jour ; et vous, Monsieur l'écrivain,
vous n'aurez plus qu'à écrire comment je suis arrivé en
Amérique. Hein ?
- Cela
a dû être passablement intéressant.
Il
se frappe la poitrine du poing.
- Intéressant ?
Dites plutôt miraculeux. Dites ça.
- Ben…
- Ou
alors écrivez tout ce que j'ai entrepris en Amérique. Que j'ai
pelleté de la neige… avec ces deux mains-là… vous me
croyez ? Avec ces deux mains-là… j'ai pelleté de la
neige… c'est ce que vous devez écrire…
Il
gesticule sous mon nez. C'est bizarre, j'ai déjà vu des mains
autrement plus belles pelleter de la neige. Je ne vois pas pourquoi on ne
pourrait pas pelleter de la neige avec ces mains-là.
- C'est
magnifique, dis-je.
- Magnifique !
Je pense bien ! Si un jour je vous raconte que j'ai pelleté de la
neige à New York… vous n'aurez plus besoin de chercher un autre
thème.
Je
me vois écrire un roman en six tomes sur le pelletage de la neige.
- C'est
incroyable ! – dis-je. – Tout ce qui peut arriver à des
gens ! – dis-je. – Eh ben ! – dis-je.
Il
me regarde victorieusement.
- Je
pense bien ! – dit-il. – Hein, Monsieur
l'écrivain ?… Monsieur l'écrivain !… Je
peux vous en donner des thèmes, hein ?! Vous n'avez pas perdu votre
temps avec moi, hein ? J'en connais, hein ?
- Vous
en connaissez ! – dis-je avec conviction, et je découvre avec
étonnement qu'il m'a vraiment donné un thème.