Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

 

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On me dessine

Il faut s’y faire, c’est la dernière mode à la galerie du café. Un jeune homme assis à la table voisine me regarde fixement. Une de ses mains est posée sur la table. Je ne tiens pas en place. Que se passe-t-il ? Veut-il me faire des avances ? Lui plairais-je ? Je veux me retourner pudiquement, mais le garçon de café s’approche.

- Excusez-moi, Monsieur Pök vous prie de ne pas bouger la tête, sinon il n’arrive pas à vous dessiner.

- Qui est Monsieur Pök ?

- Vous ne le connaissez pas ? C’est un collaborateur du journal satirique "Gueules impossibles".

- Ah… bon. Très honoré.

Il serait sans doute très discourtois d’entraver le bon déroulement d’importants intérêts publics pour quelque futilité d’inconfort personnel. J’immobilise mon cou. Monsieur Pök approuve d’un geste amical.

- Un peu à droite et vers le haut ! - me fait-il savoir, en me faisant des signes de la main.

Je me tords le cou. Le maître m’encourage :

- Encore un peu ! À droite !…

Oh, là, là…

Mes vertèbres craquent avec hostilité. Le sang me monte à la tête.

- Intéressant - dit le maître, rêveur, et il pose son crayon. - Vous avez de singuliers yeux exorbités.

Il commence à gratter rapidement le papier avec son crayon. C’est ainsi. Certaines personnes ont la tête qui les démange, elles se grattent la tête. Certaines autres personnes ont leur feuille blanche qui les démange, elles grattent la feuille.

- Tête intéressante – poursuit le maître.

Il ferme un œil, il lève une main et regarde entre deux doigts, avec l’œil qu’il a fermé.

- Tête bien dure – décide-t-il enfin.

- Pardon ?

- Vous avez une tête extrêmement dure, mon ami.

- Excusez-moi… j’ai toujours été bon élève…

- Ce n’est pas ainsi que je l’entendais. Dure à dessiner. Je ne cherche pas la ressemblance, vous savez, cela ne m’intéresse pas. Benczúr ou Lotz[1], ils n’ont qu’à rechercher la ressemblance, eux. Moi je cherche le caractère. S’il vous plaît, encore un peu plus à droite.

Je tourne encore un peu à droite, j’ai une vertèbre cervicale qui déraille doucement. Le maître rêvasse :

- Intéressant, passablement intéressant. Votre visage ne réside pas dans le caractère mais dans la palette. Vous avez le front bleu, le nez rouge et la langue qui pendouille. Une tête tout à fait particulière. Je peux vous le dire, ce qui compte pour moi c’est la construction intérieure de la tête, et puis le caractère. Dans votre caractère il y a quelque chose de papou, le même type que celui que Van Gogh a trouvé chez les femmes Tcherkesse. Les traits ne comptent pas chez vous, seuls comptent les os du crâne. Je vous prie de rentrer un peu le nez.

J’essaie de le rentrer, ça ne marche pas.

- Évidemment, les os c’est le plus important. Les os nus. La peau et le reste ne comptent pas.

Il tend le bras. Doux Jésus, il ne veut tout de même pas m’écorcher ! Non, Dieu merci.

- Vous n’avez même pas de peau au visage. Et l’occiput ressort. C’est toujours comme ça dans une première phase de l’idiotie. Gaughin appelle cette forme : des têtes d’idiots, dans son ouvrage intitulé "Le Ramollisme". Vous en avez des lèvres charnues ! Et comme vos oreilles sont décollées ! On reconnaît indiscutablement une sorte de douce imbécillité dans votre caractère… il faut la faire ressortir… Quelque chose de déliquescent et d’impur… comme un chou… C’est dégoûtant.

Il se lève et il se boutonne.

Je me lève aussi. Je demande, curieux :

- Alors, c’est prêt ?

- Quoi ?

- Le dessin !

- Quel dessin ?

- Vous ne m’avez pas dessiné ?

- Cela ne m’est pas venu à l’esprit une seconde. Je voulais seulement vous dire une bonne fois ce que je pense de votre figure, car cela fait un moment que ça me travaille. Sachez aussi que je m’appelle Koltai, vous avez récemment écrit à propos de mes poèmes qu’ils sont de stupides borborygmes. Monsieur, je vous souhaite le bonjour !

 

 

Suite du recueil

 



[1] Gyula Benczúr (1844-1920), Károly Lotz (1833-1904). Peintres