Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

Compassion

Ma chère Borbála, viens, assieds-toi et écris comme je te dicte. Il n'est pas exclu que j'écrive mon dernier croquis humoristique, que je te dicte de mes mains tremblantes mon dernier aveu. Je suis en effet victime d'une terrible maladie épidémique, ce qu'on nomme Condoleantia Budapestis ; je vais en décrire les symptômes aux fins d'instruction pour la faculté des sciences.

Cette horrible maladie n'était au début qu'un simple mal de gorge. Le matin j'ai eu mal à la gorge, j'étais grippé, il y a un médecin dans l'immeuble, je l'ai fait appeler, je suis resté au lit. Le médecin m'a soigneusement ausculté et a déclaré que mon état général a décliné, mon pouls était rapide et qu'il ne comprenait rien à mes nouvelles. Je devais à toutes fins utiles rester au lit sans trop m'y promener ; je ne devais pas manger des choses que je n'aime pas ; je devais me couvrir quand j'avais froid ; je devais boire de l'eau si j'avais soif, et je ne devais pas retenir ma respiration. Bref, il m'a recommandé le plus grand calme.

À ce moment-là j'allais encore relativement bien, j'avais tout juste un peu de fièvre à cause de la grippe. En revanche, la minute suivante la porte de l'antichambre s'est brusquement ouverte, un fort courant d'air a pénétré dans ma bouche béante me faisant germer les végétations.

Un ami venait me rendre une visite éclair, c'est lui qui n'avait pas refermé la porte.

- Oh, très cher compère ! J'apprends par le docteur que tu es malade ! Tu peux imaginer comme je m'empresse d'accourir !

Effectivement, le voilà qui court encore car il se heurte dans son élan à mon lit et le projette sur le mur à cinquante centimètres.

Puis il se met à me consoler :

- Mais je vois que tu vas très bien, de quoi te plains-tu ? Tu as meilleure mine que jamais ! Tu t'ennuies seulement un peu tout seul, hein ? C'est le plus pénible dans les maladies, je le sais. Ne crains rien, je vais t'envoyer Ragyai.

(Je lui dois de l'argent.)

Je le remercie pour ses bonnes paroles, j'admets que j'ai la mine de quelqu'un qui vient de prendre un bain de soleil.

Mon autre ami entre un peu plus discrètement. Lui, il appartient au sous-genre des je-sais-mieux. Il maudit mon médecin :

ça, une laryngite ? Qui est donc l'imbécile qui le prétend, dis-le moi. Pourquoi ne parle-t-il pas, tant qu'il y est, de choléra unilatéral ? C'est incroyable ce qu'on fiche chez nous à la Faculté.

Mon autre ami se fait morne et taciturne. Je me rappelle qu'ils ne se connaissent pas. D'une voix mourante, je fais les présentations.

Ils se serrent poliment la main, puis les deux hurlent vers moi :

- Toi, tu te tais, sinon l'air va t'entrer par la bouche !

Arrive un troisième ami.

- Il paraît que tu es malade.

Il dit ça sur un ton dont il appert qu'il ne se doute pas que les deux autres ont dit la même chose en entrant. Mon second ami affiche un sourire ironique (parce qu'il a déjà entendu cette phrase deux fois), un sourire qui prouve qu'il ne se doute pas que moi je l'ai déjà entendue trois fois.

Maintenant c'est le quatrième qui arrive, ce n'est pas la nuit, il n'a pas peur.

- Couvre-toi bien ! – crie-t-il depuis la porte. – Sinon je n'entre même pas.

Il dit cela dans l'encadrement de la porte, et effectivement il n'entre pas encore. Un orageux vent du nord pénètre mon petit nid douillet et il sifflote allègrement l'hallali strident des forêts germaniques dans la modeste cavité de ma trachée enflammée.

Un monsieur, je ne le connais pas. Oh, pardon, peut-être que je me souviens mal, il a entendu que j'étais malade. C'est lui, le monsieur qui occupe habituellement la table voisine de la mienne au café… Il ne sait pas s'il peut entrer… non, mais vraiment… Mais vraiment, entrez donc et fermez la porte.

Bon, n'est-ce pas, rien ne dure éternellement, mon vingt-cinquième ami se retrouve avec la poignée de la porte à la main. Cette fois on ne peut plus fermer la porte, on ne peut que l'ouvrir. Dehors, dans la nuit infinie, roulent des nuages d'orage. Une, deux, ils roulent jusque dans ma chambre, ils ont dû eux aussi entendre dire que j'étais malade.

À travers la bousculade j'aperçois à la porte une forme jaune et maigre. Elle frappe avec ses doigts osseux, son crâne clapote dans un rictus courtois… Je l'entends encore dire dans ma conscience évanescente :

- Pardon… j'ai été attiré par tout ce boucan… j'apprends, moi aussi, que vous êtes malade… alors je passe voir…

 

Suite du recueil