Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

 

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Je rentre travailler

Oui, je rentre, ce soir je rentre à la maison, dans mon petit chez-moi et je me mets à travailler, je ferai quelque chose, j’écrirai ce beau récit sur la femme qui repartit, idée que j’ai eue autrefois en quatre-vingt-quatorze et qui depuis me hante chaque soir, et que je n’ai toujours pas écrit. Depuis cette époque-là j’ai bien écrit trois mille chroniques et quarante mille articles, mais chaque fois en me disant : je vais encore écrire celui-ci en vitesse ici même au café, histoire de m’en débarrasser, pour m’attaquer ensuite sans délai à ce récit ; je vais rentrer à la maison travailler.

Mais aujourd’hui, sans faute. Il est huit heures, à la maison on a dû déjà fermer les volets, je me mets en route. Ô, solitude ! Ô, merveilleuse solitude… Ô, silence des meubles et tic-tac des pendules, tous attentifs au solitaire, au frémissement muet de l’âme… De toute évidence, au café il n’est pas possible de penser et d’écrire quelque chose de beau. À la maison, vite à la maison !

Me voici chez moi. Je ferme les volets, je donne un tour de clef à la porte. J’allume la lumière. Je fais les cent pas. Je pose la chaise devant mon bureau, le papier sur le sous-main.

Voilà. Comme ça. Solitude.

Hum. Comme tout est bizarre ici. Je n’ai jamais vu ma chambre à huit heures du soir ; elle est toute différente. Je regarde alentour, je découvre un tableau que je n’avais jamais remarqué car il fait face à mon lit.

Ô, solitude !

Bon alors, commençons. Comme c’est bizarre…

Je m’assois, je pose la feuille devant moi. S’il vous plaît, un café… Oh, pardon.

La nouvelle, donc, la femme qui partit puis revint… Un soir de novembre dans le brouillard…

Je m’ébouriffe les cheveux sur la tête. Comment c’était déjà l’atmosphère en quatre-vingt-quatorze ? Le brouillard, soir de novembre, la femme, elle est partie…

Partie… Partie…

Partie… Partie… ouh ! Parti ce rédacteur brun, sans m’avoir donné le billet que j’ai promis à Gardos hier, pourtant il m’a dit qu’il me le passerait au Palermo ! Où j’ai bien pu mettre cette lettre ? Bien sûr, je l’ai laissée à la caisse !

Ô, solitude !

Alors, la femme est partie… Oui, c’est douloureux. Elle n’aurait jamais dû partir… Comment cela s’est passé déjà ? Je me souviens clairement que cette histoire m’a fait pleurer, en quatre-vingt-quatorze, un soir de novembre, dans le brouillard, et alors j’ai décidé qu’il fallait écrire ça, c’est tellement beau…

Partie… Partie…

Je ravale ma salive. C’est ce qu’on fait d’habitude juste avant de pleurer. Je fais ceci, je fais cela. Je fais ceci, je fais cela. C’est pas mal, ça pourrait devenir le refrain d’une rengaine, il me semble que j’ai déjà entendu ça au cabaret. Quelle stupidité ces rengaines et ces cabarets, chose absurde et obtuse. Par-dessus le marché c’était très mal chanté. Il ouvrait la bouche grande comme une auge et il écarquillait les yeux. Comme c’est stupide, comme c’est bête. Pouah !

Ô, solitude !

Cette femme est donc partie, en quatre-vingt-quatorze, partie et elle n’est jamais revenue… Novembre bruinait, le temps était frais et désagréable…

Alors, ça vient ? Solitude.

Naturellement toutes sortes de choses me passent par la tête. Plus jamais je n’irai ni au cabaret ni au cinéma. Je dirai aussi à mes amis de ne plus y aller, cette vie oisive, stupide, dans les cafés, ne peut que nous perdre… Les autres, ils sont tous au café, quelle sottise… Ils sont là-bas et ils discutent… des livres nouveaux, des gens… D’ailleurs, à coup sûr ils sont en train de parler de moi… Ils en disent du mal, c’est clair… dans mon dos… c’est facile quand je ne suis pas là… Pouah !

Saloperie de solitude, va !

Elle est partie, la femme…

Ouais, pour eux c’est facile. Ils ne comprennent même pas ce que j’écris. C’est facile comme ça d’en dire du mal. Maintenant ils parlent de ma pièce et le nœud dramatique ils le commentent de travers. Oh pardon, ce n’est pas vraiment bien vu, mon cher Bartos. Ce n’est pas comme ça que je l’entendais, l’autre quant à lui…

Bon. Donc la femme… en quatre-vingt-quatorze… en novembre…

C’est bizarre. Ce n’est pas parce que Budai, ce jaloux, est d’un autre avis que je ne peux pas être un excellent dramaturge. Je ne lui adresserai plus la parole.

Femme… quatre-vingt-quatorze femmes…

C’est un peu fort. C’est à moi qu’il explique ça, ce petit Monsieur ! Je vais lui expliquer, moi ! Sur le champ j’y cours dans ce café, le lui expliquer.

Mais la femme de novembre… elle est partie…

Si elle est partie, elle est partie. Qu’est-ce que ça peut bien me faire ! Pourquoi est-elle partie ? Elle avait peut-être mieux à faire, c’est pourquoi elle est partie. Elle avait une urgence.

Solitude ?

Dans la tombe, un jour ! Là j’aurai le temps. Allons-y donc !

Il faudrait tout de même écrire quelque chose… Bon, je vais raconter cette histoire sous forme de chronique, je l’écrirai au café. Allons-y.

 

Suite du recueil