Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

 

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Je porte un livre

Jai promis à Mademoiselle Mariska de lui porter ce livre, je l’avais promis la semaine dernière déjà. Alors, ce matin j’emballe enfin le livre dans un beau papier blanc, je l’attache même avec une ficelle, une ficelle fine.

Un peu endormi, je me retrouve dans la rue. Une fois de plus je me suis couché tard.

- Je suis votre serviteur, je vous souhaite le bonjour !

- Oui… excusez…

- Ah, parions que vous ne me reconnaissez pas !

Il me regarde victorieusement. Certaines personnes trouvent du plaisir à avoir un visage tellement bête que personne ne peut se le rappeler.

- Parions si vous voulez ; mais peu, parce que vous avez gagné.

- Ben… Postas… vous ne vous rappelez pas ?

- Si maintenant ça me revient. N’êtes-vous pas un grand brun ?

- Non, je suis petit et plutôt blond. Ha ! ha ! ha ! Que portez-vous donc ? Que portez-vous donc ?

- Ben… moi, je ne fais que porter un livre.

- Un livre ? Ha ! ha ! ha ! C’est très drôle.

Et il me fait des clins d’œil comme si je venais de raconter une anecdote polissonne.

- Oui. Ben… où allez-vous ?

à la maison. Ha ! ha ! ha ! Qu’est-ce que c’est comme livre ? Faites voir.

Il me le prend des mains, il défait l’emballage et il l’ouvre.

- Ah, c’est ça…

Il jette un coup d’œil sur une page, il parcourt un paragraphe en diagonale. Il éclate de rire.

- Ho ! ho ! C’est excellent ! Ah, ceux-là, ils savaient encore écrire.

Je patiente.

- Oui, ceux-là, ils savaient.

Il change de page. Celle-là aussi doit être plaisante, elle lui plaît. Cela l’accroche un instant.

Quelques minutes plus tard je dis modestement :

- C’est-à-dire… dis-je… j’ai du travail… dis-je… à la rédaction… dis-je.

- Attendez, ne me dérangez pas.

Il lit le chapitre jusqu’au bout. Il corne une des pages, il prend son crayon et fait des annotations. Un homme intéressant.

- Ben, salut ! - finit-il par dire en toute légèreté.

- Excusez… mon livre…

- Ah !… Votre livre… Hé ! hé ! Ne suis-je pas distrait ? Qu’en dites-vous ?

Il m’envoie dans la figure un gros rire épais. Je ne dis rien parce qu’il est déconseillé d’intervenir dans ces cas-là.

Je refais un joli paquet de mon livre. Maintenant je vais déjeuner, dis-je. Après le déjeuner, me dis-je, je me rends dans mon café. Je longe la galerie.

- Ah, salut !

- Salut !

- Où cours-tu comme ça ?

- J’ai à faire, mon cher.

- Eh ! Que portes-tu donc ? Que portes-tu donc ?

- Rien, un truc…

- Montre.

Il me le prend des mains. Il le déballe.

- Eh, dis donc ! Tu lis des choses comme ça ?

- Mais non, je le porte.

- Où ça ?

à Mademoiselle Mariska.

- Qui est-ce ?

- Euh ! Mon cousin… Salut, je suis pressé.

- Attends une minute.

Il se met à lire mon livre. C’est un homme plus consciencieux. Il lit aussi la préface.

- Je suis content d’avoir enfin eu l’occasion de lire ce livre jusqu’au bout, dit-il vers les six heures du soir, on me l’avait recommandé depuis longtemps. Bon, je ne te retiens plus. Je vois que tu tords le nez.

Je me traîne jusqu’au parterre du café.

- Comment tu vas ?

- Salut ! Je suis pressé.

- Qu’est-ce que tu trimbales dans ce papier ?

- Rien. Un petit pare-feu.

- Tu blagues ! Petit comme ça ?

- Ben, il est assorti à une petite cheminée. D’ailleurs ce n’est pas un pare-feu, mais un encrier.

- Fais voir.

- Impossible, il explose. C’est fragile.

- Tiens donc… Tu es bien bizarre. Avale-le alors, je m’en fiche.

J’aurais tort de me brouiller avec ce monsieur, j’ai une affaire qui dépend de lui.

- Tiens, je t’en prie.

À onze heures du soir, je m’écroule à moitié mort sur mon canapé. Je pose le livre près de moi.

Deux mains me cachent les yeux.

- Coucou ! Qui c’est ?

- Je ne sais pas. Comment pourrais-je savoir qui est là alors que vous m’entravez précisément dans l’usage de l’organe sensitif qui aurait pu m’aider à constater votre identité ?

- Coucou ! Tiens ! Qu’est-ce qu’il y a là dans ce paquet ?

Je pousse un hurlement de lion blessé. Les yeux fermés je saisis le livre, je le déchire en deux et je le lance par-dessus ma tête contre la tête de mon interrogatrice.

- Voilà ! Ce que c’est ! C’est ça !

On me libère les yeux. Je me retourne.

C’est Mademoiselle Mariska.

 

 

Suite du recueil