Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

 

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Nouvelle vie

J'ai rencontré mon ami à trois heures de l'après-midi. Cela faisait longtemps que je ne l'avais vu à cet endroit, mais il était assis à sa place habituelle. Il n'écrivait ni ne lisait, il était simplement assis, il regardait devant lui, mais n'avait pas l'air de s'ennuyer ni ne paraissait fatigué.

Quand je me suis installé près de lui, il m'a salué brièvement et avec fermeté, du ton d'un homme qui est conscient de la signification d'un bonjour, qui n'y consacre ni plus ni moins de temps que ce que la chose mérite. Ses yeux se posaient clairement, fraîchement et calmement sur mon visage : il me regardait dans les yeux et il y avait dans ce regard une sorte de franchise, de droiture honnête, la supériorité de la conscience tranquille. Le premier instant il me troubla presque.

- Ben, lui ai-je dit, gêné, comment vas-tu ?

- Bien, merci, a répondu mon ami fermement et très fort. J'étais interloqué.

- Hum. Tu parais… transformé. Tu n'es plus du tout le même.

- Je pense bien, a dit mon ami, fermement, très fort, avec une ironie presque menaçante. Il me regardait si directement dans les yeux que j'étais contraint de détourner les miens. Je laissais courir mon regard hésitant.

J'ai lâchement poursuivi mon interrogatoire.

- Ben… qu'est-ce que tu deviens ces temps-ci ?

La présence de l'ironie dans son regard ne faisait plus aucun doute.

- Ce que je deviens ? Je vis un peu différemment de vous, c'est certain.

- Tiens donc ! Comment tu vis ?

Il a un peu hésité comme pour réfléchir si je pesais assez lourd pour mériter une réponse sérieuse. Il a fini par se pencher en avant et frapper un coup sur la table. Pendant qu'il parlait, ses yeux brillaient d'une lumière glorieuse, étrange.

- Eh bien écoute-moi, mon petit, si toutefois ton cerveau ramolli par toutes les activités nocturnes est encore capable de se concentrer suffisamment pour app… comment on dit ?… pour apprécier un discours cohérent. Écoute et réfléchis. Je vais te décrire brièvement et fermement comment je vis ces temps-ci… Ou plutôt pas, je ne fais pas une description générale. Je vais plutôt te raconter une de mes journées ordinaires.

Alors tout d'abord.

Réveil : huit heures du matin. Saut du lit. Toilette : eau fraîche et pure. Habillement. Café : plus jamais. Dans ma rue il y a un modeste petit café : au petit café, petit-déjeuner modeste. Un petit-déjeuner modeste mais simple et sain qui revigore et nourrit. Il est maintenant huit heures et demie. Tu m'écoutes ?

- Je suis tout ouïe.

- Il est huit heures et demie, le travail peut donc commencer. Écrire. Oui, écrire, tôt le matin. Le cerveau frais, les idées fraîches, des visions non brouillées. Cela dure jusqu'à onze heures. Là, je quitte mon bureau et je me rends dans l'alcôve où m'attendent mes haltères, là commence une heure de gymnastique saine et rafraîchissante. La construction unitaire, harmonieuse, du corps et de l'esprit.

- C'est magnifique !

- Je pense bien que c'est magnifique ! C'est comme ça qu'on peut faire des choses, pas si on se couche à l'aube. Alors écoute-moi. Vient le déjeuner. Le déjeuner réparateur, nourrissant, qui développe le corps et assouplit l'âme… je veux dire… tant pis. Puis lecture jusqu'à quatre heures. Une profonde méditation dans ma bibliothèque naissante : quête des forces comme la petite abeille qui collecte le pollen.

Mon ami fit un geste.

- Le pollen… Pardon, un instant. Laisse-moi prendre des notes.

- Je t'en prie. Donc : travail sérieux de quatre à six. À six heures gymnastique, goûter. À sept, promenade dans le parc. À huit, un dîner sain, tonique, plein de fraîcheur. Un dîner frugal. Suivi d'une autre petite promenade, puis encore de la lecture, et à dix heures ouste au lit, dix minutes plus tard je dors du sommeil simple, profond, pur et réparateur des gens simples dont le sentiment pur d'une journée passée dans le travail, l'hygiène, la conscience et la fierté adoucit la pure blancheur de l'oreiller !

La voix de mon ami s'envola jusqu'à l'emphase dans la phrase finale. Il rappelait Jenő Törzs dans la scène de Wagram de "l'Aiglon". Je le regardais avec la tête qui tournait.

- Et… depuis quand mènes-tu cette vie-là ? – ai-je demandé, la gorge sèche.

Mon ami baissa les yeux. Ses yeux s'éteignirent. Son visage se rida. Ses lèvres s'affaissèrent. Son regard se tordit. Il retourna ses mains.

- Ben… je commence demain matin. Cela fait une demi-heure que j'y pense…

 

 

Suite du recueil