Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"
Je fais venir le
mÉdecin
a femme
téléphone.
- Docteur !
S’il vous plaît, sautez immédiatement dans votre voiture et
venez.
- Allons,
allons. Ce sera aussi bien demain matin, je connais le cas.
- Excusez-moi…
Ce n’est pas demain matin mais maintenant que mon mari est malade.
- Là,
voyez-vous, vous avez raison. Demain matin, il se pourrait que j’arrive
trop tard…
- Jésus,
Marie !…
- Je
veux dire que demain matin il ne serait éventuellement plus malade. Bon,
d’accord, je viens.
Il
arrive en voiture. Il s’avère que c’est un tout jeune homme,
qui l’aurait cru ? Sur ses joues le joyeux bronzage de vacances
réussies, on dirait un lycéen qui va s’inscrire dans la
classe supérieure. Du duvet aux moustaches.
Il
fait retentir son baryton d’airain :
- Allons,
allons, qu’est-ce qui ne va pas ?
Il
entre, ôte son manteau, il le suspend à la patère comme
s’il habitait dans cette pièce depuis des années. Une
apparition qui inspire la confiance, c’est certain.
Il
attrape le tabouret du piano, il le pose à mon chevet. Il
s’assoit.
- C’est
ici qu’on est malade, c’est ici qu’on est malade.
Je
gémis doucement.
Il
me tapote les joues.
- Alors,
mon vieux, qu’est-ce qui nous fait mal ?
De
deux doigts il me pince le nez. Un homme qui inspire terriblement confiance. Sa
voix est légèrement nasale. Mon pouls, il le prend à deux
doigts, je le regarde par en dessous. Il le prend comme on prend en main un
livre pas très intéressant, on sait d’avance ce qu’il
y a dedans, on le prend à deux doigts, on le fait pirouetter et on le
rejette.
- Bon,
c’est bien. On va un petit peu regarder la petite poitrine. Restons
calmes, mon petit.
Il
tapote amicalement mon ventre, puis il envoie affectueusement une chiquenaude
dans ma barbe blanche. Eh bien, ce jeune homme inspire vraiment confiance.
Je
demande timidement :
- C’est
au poumon que ça ne va pas ?
Il
ne répond pas tout de suite, il fredonne une mélodie comme
quelqu’un qui s’ennuie, il regarde sa montre, il balance les
jambes, il observe une broderie sur la table. Il la soulève, puis la
rejette.
- Ouvrage
maison ? - demande-t-il à ma femme avec une bienveillance
condescendante. Puis de nouveau il se tourne vers moi, il baille.
- Ben,
papi, vous avez une petite remitentia mintia mollus trepacipentiapirchogommitropicus
gocchus. Celle-ci entraîne bien sûr une
petite fluxion douloureuse. Mais, elle se résorbera. Elle se dissoudra
dans les tissus. Gentiment elle se dissoudra dans les tissus. Gentiment elle se
dissipera, se distraira dans les petits tissus. Voilà.
Il
répète cela avec des hochements de tête chaleureux, comme
s’il me transmettait de la part d’un de mes parents de province une
nouvelle qui me serait agréable, sans être lui-même
particulièrement intéressé : ce cousin
m’enverrait ses respects et me ferait dire qu’il m’enverra
bientôt l’argent, étant donné que la chose
s’est maintenant dissoute dans les tissus.
- Mais
oui, mais oui. Elle se dissoudra. Voilà !
Maintenant
il tapote le dos de ma femme.
- Eh
bien ma petite dame. Qu’on emporte gentiment ce piano et qu’on
m’emmène ici une baignoire propre et bien solide.
- Une
baignoire ?!?!
- C’est
ça. On va procéder à une petite intervention dermatique. Pas de raison de s’effrayer, ma petite.
Il
me tire facétieusement l’oreille, puis il tripote mon front entre
les rides. Eh ben, ça c’est un jeune homme sympathique.
- Comme
ça, petite Madame. Maintenant renversez cette armoire et posez dessus un
seau d’eau tiède, mais qu’elle soit brûlante.
Nous
renversons l’armoire, nous déboîtons la porte de la chambre,
nous détachons le lustre, et du rez-de-chaussée, nous faisons
monter une conduite d’eau. Nous arrachons les rideaux, nous posons un
cataplasme glacé sur le réveille-matin. Nous fermons le
poêle, et nous faisons descendre le petit Toto par la cheminée.
Ensuite Monsieur le Docteur me fait allonger par terre et presse ma tête
contre le plancher.
- Vous
ne sentez rien ?
- Pas
encore.
Il
s’agenouille sur ma tête.
- Toujours
rien ?
- Maintenant
oui. Ma tête me fait mal.
Il
désigne sa hanche.
- Là
où j’ai posé ma main, ne sentez-vous aucune douleur ?
- Non,
sur la hanche du Docteur je ne ressens aucune douleur.
- Alors
aujourd’hui il est trop tôt pour faire quelque chose. Je reviens
demain à cinq heures. Au revoir. Allons, il ne faut pas avoir
peur !
Il
pince le mollet de ma femme, il me gifle légèrement.
Dès
qu’il est parti je dis à ma femme :
- Veux-tu
me passer mes vêtements.
- Alors,
tu vas mieux ?
- Je
ne vais pas mieux, mais je dois sortir pour trouver de l’argent.
- Mais,
puisqu’il il te soigne gratis ! Il n’y a rien à payer.
Les médecins sont des philanthropes, pas des commerçants.
- Je
sais. Mais il va falloir remeubler la pièce, après-demain.