Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"
Mes duels à Pest
Je
suis un jeune homme budapestois blond, de petite taille, j’ai
bénéficié d’une excellente éducation et je ne
fume que très peu. J’ai livré au total deux duels, ici
à Pest, à cause d’une femme, avant de la posséder
enfin.
Voici
l’histoire de mon premier duel.
Je me promenais avec deux
copains, l’un grand coureur de jupons. Je décidai d’aller
dîner ; leur ayant ainsi serré la main je les ai
quittés au coin de l’avenue Andrássy. J’avais fait
à peine vingt pas quand j’ai entendu dans mon dos le dialogue
suivant :
- Dites
donc, vous croyez que je ne vois pas que c’est ma femme que vous
reluquez ?
- Mais
voyons, René…
- Tais-toi !
Rentre immédiatement dans ce café, moi je m’en charge.
Curieux,
je me retournai et j’aperçus immédiatement l’homme au
visage défait, ô, le mari budapestois qui marche à tous les
coups comme un pantin, chère vieille connaissance que je connais si
bien.
Aïe,
pensai-je, mon copain pourrait avoir un problème.
La
femme, je n’ai pas pu la voir parce que, le temps que je me retourne,
elle avait déjà disparu dans le café.
Je
n’ai pas vu mon copain non plus car entre-temps il avait filé dans
une rue latérale, il n’aime pas les scandales.
Je
n’ai pas plus vu le vil séducteur : celui-ci était
brusquement passé derrière mon dos.
Je
n’ai vu que le mari.
- Pardon -
dis-je.
- Quoi
pardon ? Abruti ! - proféra le mari.
- Ce
n’est pas comme ça… - dis-je. Sur le moment rien
d’autre ne m'est venu à l’esprit. Le mari hésita.
- Quelqu’un
reluquait ma femme – dit enfin le mari. – Qui
était-ce ?
- C’est
à moi de le savoir ? Vous n’avez pas vu celui qui la
reluquait ?
- Évidemment
je ne l’ai pas vu. Je regardais ma femme, moi aussi. Et pendant que je la
regarde, alors j’aperçois au visage de ma femme que
quelqu’un
Je
mis ma main dans ma poche pour en sortir la photo de ma carte
d’identité. Il crut que j’avais fait ce geste pour prendre
une carte de visite, lui, il sortit la sienne.
Nous
nous battîmes le lendemain : c’est à un de mes
témoins que je fis une blessure de quatre centimètres ; mais
mon adversaire, lui, il se coupa le coude dans un carreau de fenêtre
qu’il cassa par maladresse en gesticulant.
Deux
mois plus tard, en été, je me baignais dans la piscine collective
de Balaton-Boglár et soudain j’eus
l’idée d’essayer combien de temps je pourrais rester sous
l’eau. Je m’immergeai et je comptai jusqu’à
soixante-dix-neuf. Alors je me rappelai que j’avais oublié de
prendre ma respiration. Je sortis la tête et je reçus une gifle
tellement magistrale que mon oreille rejoignit l’autre.
J’écarquillai
les yeux et je reconnus, surpris, le mari, le mari budapestois.
- Pardon,
dit le mari, je vous ai pris pour un autre qui est sous l’eau et qui de
là fixe ma femme depuis une demi-heure. Excusez-moi, l’eau
n’est pas assez claire, je n’ai pas pu vous dévisager.
- Votre
femme, laquelle ? – répondis-je, amer. – Où
elle est, votre femme ?
- Elle
vient de plonger à l’instant. Je suis vraiment
désolé.
Moi
aussi j’étais désolé et le lendemain nous nous
battîmes. Je tapai un de mes oncles de deux cents couronnes.
Trois
mois plus tard j’étais assis au café où je bavardais
avec un ami. Tout à coup j’aperçus dans la rue ma vieille
connaissance, le mari budapestois, debout au coin de la rue qui criait en direction
du porche d’un immeuble :
- Toi,
tu ne bouges pas de là, et moi je vais lui faire son affaire à ce
salopard.
Ce
disant il se retourna face à mon café et se dirigea directement
sur nous.
Je
me dis : cette fois je ne veux pas en savoir plus. Je sautai de ma chaise
et laissant tomber mon ami je sortis par l’arrière et je me cachai
derrière une porte pour qu’il ne puisse pas me voir.
Une
jolie inconnue se tenait déjà derrière cette porte, elle
me sourit. Nous fîmes bientôt connaissance et elle me fixa un
rendez-vous pour le lendemain après-midi.
Malheureusement
nous n’avons pas pu discuter longtemps car le mari fit irruption et de
loin déjà il criait :
- Je
lui ai donné une leçon à ce saligaud ! Il va voir,
tiens, fixer ma femme à travers la vitrine du café !
Il
embrassa sa femme, il me tapota l’épaule, il se présenta et
m’invita chez eux pour l’après-midi du lendemain. Je lui
répondis que je n’étais pas disponible, mais le
surlendemain sans faute.