Frigyes Karinthy : Eurêka

 

 

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Schöberl

Je suis né au siècle des acquisitions de la technique, des progrès industriels, des augmentations de la production et des usines, j’ai toujours admiré les idéaux du grand principe économique moderne : gaspillez moins vos forces, produisez plus ! Les innovations aptes à réaliser cet idéal hantent mon imagination depuis l’enfance. Le crayon équipé d’une gomme à l’autre bout, propre à effacer. Le canif, servant aussi de tire-bouchon. La montre gousset, aussi torche électrique. La canne épée, devenant parapluie s’il pleut et cape après la pluie. Et ainsi de suite.

Comment n’aurais-je pas aspiré, depuis que je suis conscient, à posséder un spécimen de cet exemple classique le plus éminent, le plus ancien et à juste titre le plus populaire de ce genre artistique, le lit Schöberl ! L’idée de base merveilleusement simple d’être Fauteuil le jour – lit la nuit aurait été à mes yeux un exemple de méthode de réflexion logique, même si la science technologique n’avait jamais pu réaliser en pratique l’imagination du génie. Mais nous savons qu’il l’a réalisée, et moi, depuis l’enfance je piétine souvent jalousement et envieusement devant les vitrines où sont exposés ces meubles miraculeux recouverts de reps rouge.

Malheureusement ma vie mouvementée et mes soucis matériels m’ont longtemps interdit de m’acheter un lit Schöberl. Ceux qui voient le plus grand inconvénient de la pauvreté en ce que le pauvre se procure tout plus cher que le riche ont raison. Le pauvre ne peut jamais mettre en œuvre le principe susdit d’économie (gaspillez moins vos forces, produisez plus). Le paradoxe selon lequel le pauvre est contraint de mener une vie plus luxueuse que le riche est fondamentalement juste, car il n’est pas en mesure de se procurer ce qui est bon marché, simple et économique. Moi-même, durant de longues années j’ai dormi dans un lit qui de jour n’était que lit, par conséquent il perdait inutilement son temps à mes frais durant les journées – et je m’asseyais sur une chaise qui restait inutilisable et oisive la nuit, et qui volait mon argent.

J’ai enfin trouvé la solution : c’est l’œuf de Colomb ; si je vous le dis, vous me répondrez : j’aurais trouvé ça tout seul ! Oui, bien sûr, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Vous avez deviné ce que c’est ? Je vous le dis : j’ai vendu mon lit tout comme ma chaise, et pour le prix je me suis acheté un lit Schöberl.

J’avoue que j’avais des palpitations pendant qu’on introduisait le meuble mystérieux dans ma chambre. Il se tenait là, compact et taciturne, attendant mes instructions avec la modestie silencieuse des gens très occupés. J’ai regardé ma montre : il était cinq heures de l’après-midi, une heure de la journée. Je l’ai fait rouler derrière mon bureau, je m’y suis installé et je me suis mis au travail.

Cinq minutes plus tard j’étais pris d’un sentiment désagréable, pénible : je me suis mis à gigoter, je n’arrivais pas à trouver ma place. Je me suis adossé, je me suis étiré, j’ai bâillé. J’ai été pris de brûlures d’estomac, mes yeux papillotaient, mes paupières se sont faites lourdes. Je ne sais pas ce qui est arrivé ensuite : quand je suis revenu à moi, il faisait nuit noire, mes bras et ma tête pendaient inertes aux accoudoirs.

J’ai regardé ma montre : il était onze heures. Sapristi, il fait déjà nuit – il faut aller se coucher ! J’ai affiché un sourire fier, satisfait : j’ai déplié mon beau Schöberl, je me suis déshabillé et je me suis couché.

Cinq minutes plus tard j’étais obligé de m’asseoir : je n’avais pas du tout sommeil. J’ai avalé du véronal. Rien n’y a fait. J’ai passé la nuit entière assis au bord du lit, les jambes pendantes, impuissant et éveillé.

Mais mon état ne s’est pas amélioré. Mes nuits passaient dans l’insomnie, mes jours sans pouvoir travailler, j’avais tout le temps sommeil.

Une semaine plus tard j’ai ramené le fauteuil Schöberl, puisqu’il ne m’était d’aucune utilité. Le marchand à qui j’ai rendu compte de ma mésaventure a hoché la tête, incrédule, avant de se frapper le front. Il a couru jusqu’au fauteuil, a enfoncé son bras à l’intérieur, l’a retourné. Il y a enfoncé sa tête aussi, il a tourné une vis, tiraillé une manivelle. Puis, tout rouge, il s’est redressé et m’a tapoté l’épaule.

- Monsieur, vous avez une malchance exceptionnelle ! Depuis la fondation des usines Schöberl un tel cas ne s’est jamais produit. Vous n’êtes pas en faute, c’est le fauteuil – on vous a livré une pièce avec un défaut de fabrication. Ce Schöberl-ci est lit le jour et fauteuil la nuit – laissez-le chez nous, on le vendra à un veilleur de nuit.

 

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