Frigyes
Karinthy : Eurêka
C’est d’air que je vis
- Que
reste-t-il d’autre ? – demanda l’Homme Riche,
manifestement amusé de mes efforts. – Parlons clair. Les affaires
sont les affaires. On ne peut pas faire les choses dans la précipitation.
Je
virai au rouge avant de lui proposer.
- Bon,
écoutez… il y aurait le Rêve Bleu… Cela fait dix ans
que j’y travaille… Donnez-vous la peine d’observer, un
authentique distillat du cerveau, le nectar des nerfs… Enivrant et
rafraîchissant… Supérieur aux breuvages les plus
nobles… Celui qui en absorbe, je le tiens d’experts, vit cent
fois… des jours en quelques instants…
Il
fit une moue dédaigneuse.
- Balivernes !
Vous imaginez que je vais acheter ça ?... Je peux me le procurer
gratuitement !... Montrez-moi autre chose… Quelque chose de plus
saisissable…
J’ai
saisi mon foie.
- Tenez…
du foie vivant… pas très spectaculaire, mais après tout
c’est mon foie. Sa valeur muséale est indéniable, un jour
on pourra le vendre très bien.
Il
sourit.
- Pretium affectionis !... Si je
veux, ça a de la valeur, si je ne veux pas ça n’en a
aucune. Voulez-vous savoir combien on m’en offre chaque jour ?
Je
haletai.
- C’est
quoi la valeur – qu’est-ce qui a de la valeur pour vous –
dites-le vous-même ! De quoi je dois vivre – où trouver
de l’argent – l’argent, l’argent, dont j’aurais
besoin encore dix ans, vingt ans – l’argent, qui se trouve en ce
moment même dans votre poche, la vôtre et celle d’autres,
l’argent qui ne m’appartient pas, que je dois appâter –
donnez-moi la recette, comment le faire sortir ?!
Il
leva sur moi un regard léger, allègre. Puis il poursuivit sur un
ton pédagogique :
- Vous
voyez ! C’est cela : vous venez de le dire vous-même.
Vous ne cherchez pas à acquérir
cet argent qui pour le moment se trouve dans la poche d’autrui, mais
à l’appâter. Vous
ignorez, mon petit, ce qu’est l’argent, vous le considérez
comme quelque chose de sacré, une idole inabordable – nous, nous
savons que ce n’est qu’un moyen d’échange, le rapport
de l’offre et de la demande, mais précis comme un trébuchet
– on ne peut pas tromper l’argent ! La balance de
l’argent se dresse droite, elle ne bascule vers vous que si vous lancez
une valeur tangible sur le plateau, contre une autre valeur tangible.
C’est vous qui l’avez dit, moi je répète seulement
vos paroles. Vous n’aurez jamais, vous ne pourrez jamais avoir de
l’argent, parce que vous n’avez pas d’idée sur ce que
sont la marchandise et le prix, le besoin et l’article…
Vous voulez extraire d’idées et de rêves, de l’ombre
d’un monde inexistant, la chose contre laquelle on vendra quelque chose… C’est vous
qui l’avez dit, je ne fais que le répéter : vous
voulez appâter l’argent,
mais l’argent ne se laisse pas faire ! Celui qui veut ramasser du
vent, on l’appelle escroc ; tout ce que vous m’avez
proposé, n’était que brouillard insaisissable,
métaphores, formules, symboles, rêves, rien – de
l’air !... Et c’est contre cela que vous voulez obtenir ce qui
est de la réalité… Vous, mon petit, vous voulez vivre
d’air, vous voulez vendre de l’air – or moi il me faut quelque chose, pas de l’air
– c’est la loi de l’offre et de la demande.
- Vous
n’avez pas besoin d’air ? – demandai-je en
hésitant.
- Non,
dit-il sarcastiquement.
L’instant
suivant la boucle entourait son cou.
Il
me regarda, étonné : il voulut parler. Puis il gesticula
furieusement, rouge, les yeux exorbités, exigeant que je relâche
la corde sur le champ.
- Attendons
un peu, dis-je avec calme et pondération. Les affaires sont les
affaires. On ne peut pas faire les choses dans
Il
secoua la tête énergiquement, en rigolant.
- Je
vous prie de vous décider. Car j’ai aussi une meilleure
proposition – dans une minute cela vous coûtera le double. Une
question d’offre et de demande, de besoin et de marchandise…
C’est vous qui avez dit que le prix des choses dépend du besoin.
Bref – à quel prix m’achetez-vous ce demi-litre
d’air ?... Voici… le chéquier… le stylo… ne
vous fatiguez pas, je remplirai le chèque… vous n’avez
qu’à le signer… Mais naturellement je ne vous force pas,
c’est seulement si vous voulez… Alors ?!
Il
fit oui de la tête, et s’empara avidement du stylo.