Frigyes
Karinthy : Eurêka
ou
Je dÉnonce
l’humanitÉ
On a interdit la banana…
Et on veut interdire la java…
Bien sûr, à bien y réfléchir, en
réalité ils ont raison. En réalité c’est vrai
qu’il y a dedans quelque chose de ce… - Comment dit-on
déjà ? De ce truc ni purement art, ni purement sport, ni
purement spectacle, mais aussi autre chose – il y en a dedans, c’est
bien vrai. Et soyons sincères, cette autre chose est parfaitement apte
à éveiller des instincts inconvenants, des imaginations
libertines ; celui qui nie cela veut simplement déjouer la loi qui
très légitimement veille sur nous, afin justement de tuer dans
l’œuf ces instincts et ces imaginations, nous protéger de
leurs effets destructeurs.
Ah, si la loi pouvait nous protéger mieux ! Il
convient plutôt de s’étonner du laxisme et de la patience de
la loi qui veille, de la loi qui avant la java n’a pas remarqué
cette chose avec les imaginations inconvenantes et libertines, et ne nous a pas
réprimandés : allons, allons, les enfants, ça ne se
fait pas ! Et moi qui non seulement respecte la loi par devoir, mais aussi
approuve du fond de l’âme cette morale qui est source de toutes les
lois et de tous les décrets, j’avertis respectueusement par la
présente l’ordre moral en question, j’affirme qu’il a
été beaucoup trop compréhensif, même laxiste, il a
observé le cours du monde avec la bonne foi naïve de la morale sans
taches, qui ne conçoit même pas le péché.
C’est ainsi que le cours du monde a pu abuser de la confiance de la
censure morale, et certaines choses ont pu se produire…
Je lance un appel à l’Ordre Moral, qu’il
tienne mieux les gens à l’œil. Par la présente je
dénonce l’humanité, puisque enfin, à propos de la
java et de la banana, il a enfin compris ce qui se passe ici – alors,
à propos de la banana et de la java, je dénonce les gens qui
depuis longtemps, même avant la java et la banana, en matière
d’imaginations inconvenantes et libertines ainsi que dans d’autres
domaines auxquels il n’avait pas songé, se sont livrés aux
pires abus et ils abusent encore, de façon dissimulée bien
entendu, pour ne pas être remarqués. C’est inouï !
J’ai l’honneur de dénoncer les hommes et
les femmes qui, en général, non seulement dans la java mais aussi
dans d’autres danses, y compris la csárdás, transgressent
l’ordre moral et trompent par là même
l’autorité. L’autorité s’imagine naïvement
que les hommes et les femmes dansent simplement parce qu’ils ont besoin
de bouger un peu, ou parce qu’ils aiment la musique ou, lors des
soirées de bienfaisance, pour collecter le plus possible à
l’attention des nécessiteux. Alors c’est faux. J’ai
découvert, et si l’affaire va au tribunal entre moi et les gens,
je veux dire si les gens me font un procès en diffamation – moi je
serai prêt à témoigner que ce n’est pas un hasard si
les hommes dansent avec les femmes et les femmes avec les hommes : ceci se
passe bel et bien sur la base d’une conspiration secrète,
dissimulée, d’un complot pour contourner la loi, avec
l’intention préméditée d’éveiller les
uns dans les autres les imaginations inconvenantes et libertines
(annexées ci-dessous en b), à savoir : d’en tirer un
bénéfice sensuel et sentimental contraire à la morale, ceci
à l’insu de l’autorité !
Je suis prêt à en témoigner, parce
qu’on ne peut pas tolérer qu’on égare
l’autorité qui, elle, est de bonne foi. Je propose
l’interdiction et le contrôle le plus sévère de la
danse en général, en tant que pratique propre à
éveiller des imaginations inconvenantes et libertines.
Mais ce n’est rien, il existe aussi d’autres
agissements, seulement je préfère me taire. Pourquoi des jeunes
filles vont se promener à la lumière de la lune, comme si elles
allaient simplement se promener à la lumière de la lune –
pourquoi, sous l’effet de quelles imaginations, des individus de sexes
différents, donc par définition des individus amoraux et
impudiques, se rencontrent-ils en public ? Il y aurait beaucoup à
en dire. Mais ce qui est le plus incroyable, c’est de voir ce genre
d’abus conduit parfois avec la plus grande témérité,
dans les murs d’institutions officielles de l’autorité, en
la présence et sous les yeux d’officiers de l’état
civil, représentants de l’autorité. Y a-t-il spectacle plus
libertin, plus inconvenant, plus impudique, qu’un jeune couple en train
de balbutier un oui ?
J’ai l’honneur par la présente de
dénoncer les meilleures familles pour incitation et exercice
d’imaginations qui ne devraient pas même se produire dans les pires
familles – et j’en joins ici même la preuve sous la forme de
la réflexion logique que voici : les familles les meilleures existeraient-elles
si ne se produisaient pas certaines choses qui se produisent même dans
les meilleures familles ?
[1] Banana Danse. Entre autres, spectacle de Joséphine Baker aux Folies Bergères.
[2] Nouvelle proche de "Si même le shimmy…", paru dans la presse en 1922