Frigyes
Karinthy : Eurêka
mots croisÉs
Le
matin l’enfant est parti en retard à l’école. Il
avait perdu ses bretelles, pourtant il l’avait déjà dit la
veille à
Ce
n’est vraiment pas possible, ce qui se passe dans cette maison !
Non,
n’entrez pas, ça fait cinq fois qu’elle sonne pour
qu’on ne la dérange pas quand elle dort profondément.
Qu’est-ce que ça veut dire, non mais, c’est
intolérable !
J’ouvre
violemment la porte.
- Que
diable se passe-t-il avec ces bretelles ?!
Madame
se soulève, le visage blême.
- Bretelle !...
Oui, ça va être ça !
Mais
ensuite elle fait un geste de désespoir.
- Ça
ne va pas… Huit lettres, alors que je n’ai que sept cases.
Je
la toise avec effarement. Puis je suis pris de pitié. Évidemment,
ça change tout – et moi qui lui en voulais ! Mais hier elle
n’avait encore aucun problème. Le souvenir d’un article que
j’ai lu hier dans le tram s’éclaire dans mon esprit, il
paraît que ce rhume peut rapidement monter au cerveau.
Je
referme prudemment la porte, je m’efforce de calmer les emportements.
Madame ne se sent pas bien, mon petit, ménagez-la. Toto, ne pleure pas,
cette après-midi le docteur viendra voir maman, si tu n’es pas
sage, il t’auscultera toi aussi.
Je
réfléchis. Je suis un peu trop distrait. Si je m’occupais
davantage de ma femme, j’aurais remarqué les prémices. Le
processus a pu se déclencher dans la nuit vers deux heures du matin,
elle est en effet venue à mon lit et m’a réveillé.
- C’est
en Suède, on peut l’assassiner, c’est en six lettres
horizontalement.
J’ai
cru qu’elle avait fait un mauvais rêve, j’ai essayé de
la rassurer et je l’ai recouchée dans son lit. Avant de me
rendormir je me faisais du mauvais sang : pourquoi les journaux sont-ils
pleins de ces stupides meurtres ?
Il
faudra demander à tante Málcsi de
passer dans l’après-midi. S’il vous plaît,
Mademoiselle, vous n’entendez pas que le téléphone sonne
depuis une demi-heure ? Qui ça ? Madame Manci ?
Que le diable emporte toutes ces copines ! J’allais me
réjouir, je pensais que c’est la banque qui rappelle. Dites-lui
que ma femme est malade et elle est partie en voyage. Elle insiste pour
m’avoir au téléphone ? Qu’est-ce qu’elle
peut bien me vouloir ? Je déteste cette armée de
copines !
- Allô,
ma chère Manci, je te baise la main (oui
c’est vrai, c’est
- Je
suis désolée, écris-lui que la carte et le fourrage en six
lettres, c’est le trèfle…
- Je
m’excuse ?!
- Bon,
à
Le
combiné vibre dans ma main, mais je reprends courage. Oui, c’est
juste, ma femme a bien dit que c’est Manci qui
lui a passé son rhume. Il faut la calmer, il ne faut pas
l’irriter.
- Non,
mais je ferai des recherches. Je t’appellerai, j’ai des
connaissances dans la marine.
- Oui,
mais n’oublie pas : verticalement.
- Oui,
oui, verticalement. Cela va de soi, mais recouche-toi, prends une aspirine et
tout ira bien.
Je
repose prudemment le téléphone. Hurlement fracassant dans la
chambre des enfants. Qu’est-ce qui se passe encore ? Je vous ai
déjà prié, Monsieur le Précepteur, d’essayer
d’approcher cet enfant par les sentiments. Les gifles, c’est mon
affaire. Pour cela je n’ai pas besoin de main-d’œuvre
pédagogique. – Dans ce cas, Monsieur, je refuse cette
responsabilité. Le garçon n’a pas fait ses devoirs, en
outre il est irrespectueux, il dit que je pends dans
la cage de l’escalier et je sens mauvais, horizontalement.
Écoutez, cela dépasse l’entendement. – Gare à
toi, garnement ! Je vais te montrer, moi ! Tu as perdu la
tête ? Qu’est-ce que c’est cet horizontalement ?
Comment oses-tu dire à Monsieur le Précepteur qu’il sent mauvais
horizontalement ?
Toto
sanglote.
- C’est
tante Málcsi qui m’a interrogé
hier après-midi sur ce qui pend dans la cage de l’escalier, qui
sent mauvais, et qui fait six lettres horizontalement. Alors instit ça fait six lettres.
Qu’est-ce
qui se passe ici ? Ce n’est pas de rhume qu’il s’agit,
c’est une maison de fous. Ah, Docteur, vous tombez bien ! Dites-moi,
que signifient ces horizontalement et verticalement ? Comment ? Vous
ne m’avez pas écouté ? Veuillez poser votre journal
pour un instant – c’est la rubrique boursière que vous
regardiez sur la dernière page ?
- Oh
non, pas du tout. Je regardais ce machin ici, que le diable
l’emporte ; qu’est-ce que ça peut être :
tout le monde en a, et pourtant tout le monde en manque, huit lettres, mais il
doit y avoir un "s" au milieu, car verticalement, le troisième
de droite, ça ne peut être qu’oiseau.
Par
le ciel, même le médecin ? Que se passe-t-il dans cette
ville ?!
Ce
qui se passe ? C’est la fièvre des mots croisés. Les
gens ne s’intéressent plus à la bourse, à la
révision du traité de Trianon, pas même aux meurtres, mais
aux mots croisés.
Ah…
bon !... Ça y est, je vois – ces taches grillagées que
l’on voit ces temps-ci dans tous les journaux ?
Oui.
Les mots croisés nous sont arrivés d’Amérique.
Là-bas tout le monde fait des mots croisés. Et ils sont encore
étonnés qu’il n’existe plus de vie de famille ?
Considérons que c’est une nouvelle croisade que
l’Amérique a lancée contre l’Europe.
D’accord,
je le considère. Mais au nom de quel idéal ils brandissent cette
croix ?
Quelle
idée ?
Ça
y est, je sais ! Devinez, vous aussi : huit lettres verticalement, on
ne peut ni la consommer ni l’avaler, ça commence par conne, et ça se termine par rie.