Frigyes Karinthy : Eurêka

 

 

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je ne le relirai pas

Pardon ? Oui. Je l’ai lu. Pardon ? Si ça m’a plu ? Oui, beaucoup. Qu’est-ce que j’en dis ? Mais je viens de te le dire… ça m’a plu. Que pourrais-je en dire ? Tu as raison. On pourrait dire en effet que c’est un des meilleurs dans son genre. Sinon le meilleur. Dans son genre. Tu as raison. Dans son genre. Si j’ai observé cela ? Si ça le rappelle nettement ? Tu as raison, c’est vrai que ça le rappelle. Et celui-là, c’était un grand écrivain.

C’est vrai aussi. Vers le milieu. Oui, je l’ai également remarqué vers le milieu, il fait de grands progrès. Comment ? Comment dis-tu ? Que cette partie peut aussi être prise symboliquement ? Non, je l’avoue, je ne l’ai pas remarqué. C’est sûrement vrai si tu le dis, puisque tu t’occupes avec tant d’enthousiasme de ce jeune homme sérieux et vraiment remarquable. Mais que faire, la chose m’a échappé. Que je dois le relire et qu’alors je le remarquerai ? Bon, d’accord, je le relirai. Oui, vraiment, je te promets de le relire un jour.

Que dis-tu ? Je ne te comprends pas. Excuse-moi, tu es vraiment bizarre. Pourquoi devrais-je jurer que ça m’a plu ? Je le dis trop mollement ? Mais comment devrais-je le dire ? L’important c’est que je le dise. Tu crois que je n’oserais pas l’avouer si ça ne me plaisait pas ? Ne dis pas de bêtises. Je mentirais parce que je ne pourrais pas dire que ça me déplaît ? Et même si ça ne me plaisait pas… ou disons plutôt si ça ne m’avait pas plu à la première lecture… maintenant que tu as attiré mon attention, tu m’as expliqué, tu m’as tout décortiqué, tu as souligné certaines valeurs qui m’auraient échappé… maintenant on peut vraiment dire que ça me plaît. Et c’est à toi que je le dois. Pourquoi ça t’étonne ? Tu as bien fait ton travail, en critique compétent… grâce à ton explication enthousiaste, tu m’as enfin rendu accessibles ses valeurs. Sinon, pourquoi diable aurait-on besoin de critique littéraire ?

Mais… vois-tu… Justement, c’est ça. Où en sommes-nous en fait avec la critique littéraire ? Si je la reçois avant de lire le livre, cela ne m’avance à rien, car je ne sais pas de quoi il s’agit, je ne comprends pas les allusions, je ne peux pas juger si elles sont justes. Bref, c’est une musique sans paroles, une parole sans musique. Mais si je la reçois après coup, il peut arriver comme cette fois-ci qu’on m’ordonne de redoubler la classe, que je sois obligé de relire puisqu’à la première lecture je n’ai pas pu en tirer le maximum de profit, à défaut précisément de ton explication enthousiaste. C’est là que le bât blesse. Une critique qui précède la lecture vient trop tôt pour moi, mais après la lecture elle vient trop tard… Le mieux serait peut-être de lire les deux en même temps, à moins que…

À moins que… à moins que tout le paquet, critique et œuvre, ne mérite rien d’autre qu’aller au diable. Autrefois c’était différent, mon cher. Lorsque Tourgueniev a lu d’un bout à l’autre le premier manuscrit de Dostoïevski, en plein milieu de la nuit il a sauté de son lit, il est monté dans une voiture, il est parti en quête du jeune homme inconnu, non pour lui tresser des couronnes mais pour l’étreindre et l’embrasser, car il lui était impossible d’attendre jusqu’au matin. Une critique créative, une appréciation, un lecteur qui soit un guide, un maître ! Ce mariage ne se nouera pas, Monsieur l’intermédiaire ! Il eut mieux valu que les jeunes se rencontrassent par hasard, en la présence d’un unique intermédiaire : la lueur de l’aube qui les a révélés l’un à l’autre. Que je n’aie qu’à le relire et je le remarquerais ! Que le diable l’emporte, mon cher ami, si pour le remarquer j’ai besoin de ton avertissement ! On ne peut éclairer que dans le noir, or pour remarquer le soleil dans le ciel je n’ai pas besoin de cierge. Je dois bien dresser l’oreille, me dis-tu. Qu’y a-t-il ? Une vrillette crisserait-elle dans la poutre maîtresse ? Parce qu’au coup de tonnerre je prêterai l’oreille tout seul, pas besoin de me donner un coup de coude. J’écouterai, non pas parce que c’est toi qui le voudrais, pas même parce que moi je le voudrais… j’y prêterai l’oreille que je le veuille ou non parce que c’est lui qui le voudra, le furieux et allègre coup de foudre au moment où il explosera d’un nuage sur l’autre, ou bien si ça lui chante, du nuage il fondra sur moi ou de moi sur toi ! Ô, petit frère, je ne voulais pas, moi, lire l’histoire de Raskolnikov, c’était le cadet de mes soucis, ça ne m’enchantait pas d’y prêter l’oreille, j’aurais préféré me les boucher les oreilles, me cacher, fuir… dis-moi qui m’a ordonné de me traîner sous notre soleil pendant quinze jours, abattu et anxieux, frissonnant de frayeurs ; qui m’a ordonné de glisser au milieu des fantômes d’un cauchemar, la tête agitée, suffocante, hagarde. Je ne voulais pas, mais il le fallait, c’était plus fort que moi, j’étais prisonnier d’une puissance qui me dépassait de loin ; cette force, cet aimant, il n’y a pas de critique littéraire, il n’y a pas de compétence capable de les renforcer, il n’y a pas le croche-pied, il n’y a pas la moue capable de les affaiblir.

Un penseur ne connaît que deux pôles dans le monde : lui-même et l’objet qu’il est en train d’observer. Le maître d’école en englobe également un troisième dans cette société anonyme, l’élève, celui qui n’a pas vu l’objet… le maître lui enseignera comment est cet objet. Mais le poète, lui, il marche tout seul, il a su exister sans toi et sans moi, il y eut d’abord son cri, et tu n’as fait pousser des oreilles qu’après, pour l’entendre, tu es devenu intelligent pour le comprendre. Il y eut d’abord le cœur, ensuite l’esprit pour capter les battements du cœur.

Comment, comment… qu’est-ce que c’est que voyons et tout de même, que ça n’appartient pas à… ? Bien sûr que si ! Ça y appartient tout à fait ! Comment ça, pourtant ? Pas pourtant, mais parce que. Parfaitement, c’est très bon, très fin, très vrai, très correct ! Un grand talent, oui, c’est moi qui le dis, un aussi grand talent que… que… j’ai déjà vu des génies beaucoup plus petits dans ma vie. Mais vois-tu, le fait est que… il y a eu… il y a eu quelques livres… qu’il m’est arrivé de lire… où j’ai immédiatement vu… que ce n’est pas bon… ni même correct… mais faux… raté… mais pendant ce temps je ressentais sans cesse que la poésie, la littérature, c’est quelque chose de formidablement grand… plus grand que la science, que la politique, peut-être même que toute la vie… tandis que cette fois… j’ai continuellement approuvé, acquiescé… constaté, moi aussi, que ce livre était très bon, très important, très précieux… de la vraie littérature, mais en même temps une voix me soufflait que la littérature, ce n’est pas si important, si précieux, pas une si grande affaire que je le pensais…

C’est pourquoi je ne le relirai pas.

 

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