Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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encore BicsÉrdy

Je suis obligé de remettre cette affaire Bicsérdy sur le tapis. Après mon article récent, j’ai reçu des lettres, pour et contre, soit des bicsérdistes, soit aussi… ma modestie m’interdit de nommer de quelles sortes de -istes. Avec ces derniers je serais plutôt en accord, ils partagent mon opinion sous tous les angles et, Dieu sait pourquoi, on est enclin à donner raison à ceux qui nous donnent raison. Ce n’est pas de la partialité – un écho renforce la voix, s’il s’avère que la solution d’une devinette a été contrôlée par plusieurs personnes, qui l’ont toutes trouvée juste, c’est un résultat rassurant pour le compétiteur.

Les adeptes de Bicsérdy me donnent plus de fil à retordre. J’ai trouvé particulièrement inquiétante la fougue agressive spécialement sévère de l’auteur, pourtant simple herbivore, d’une lettre, dans laquelle il essaye de démontrer ad hominem, sur ma modeste personne en tant que cobaye – oh pardon, s’agissant d’un carnivore disons plutôt tigre expérimental – où mène la bizarre dégénérescence maladive quand quelqu’un se révolte contre l’Ordre de la Nature, en d’autres termes contre Bicsérdy.

Mon excellent correspondant herbivore me ronge le foie, me perce les reins et me mord les oreilles, me menaçant de pourrir vivant, parce que je considérerais les débauches sensuelles les plus sataniques comme contenu et but de ma vie et, dans mon adoration de Mammon, me mettrais au service du veau d’or. Il y a du vrai dans ce dernier point. En effet, écrire des articles sur Bicsérdy dans les journaux, au lieu de gérer, en renonçant aux misérables avantages matériels, par exemple un commerce de cochonnailles, ou imprimer des faux francs, est assez vilain de ma part, puisque le journal paye pour ces articles. Mais, me référant justement à mon article récent, je proteste et conteste considérer tout cela comme le contenu et le but de ma vie.

L’auteur de la lettre affirme que je considère comme un paradoxe de vivre cent ans sans les jouissances de l’homme moderne.

C’est une simple affabulation, je n’ai pas écrit cela dans mon article, j’ai même prétendu le contraire. Ce n’est pas une façon de débattre, on ne peut pas vaincre ni convaincre quelqu’un en réfutant victorieusement des propos que l’autre n’a pas tenus. J’ai précisément en mémoire ce que j’ai écrit. J’ai écrit au contraire que je renonce volontiers au contenu de ma vie jusqu’à présent si les bicsérdistes sont capables de me proposer un autre contenu pour les cent ans qu’ils me promettent – d’après l’auteur de la lettre ce contenu a consisté en horribles débauches et adorations du veau d’or ; voyez vous-même, j’ai effectivement pondu dans ma débauche une quarantaine de livres. Je ne me suis absolument pas vanté du contenu de ma vie jusqu’à présent, je n’ai pas affirmé qu’elle était merveilleuse et enviable, bien au contraire, j’ai demandé aux bicsérdistes une seule minute de bonheur, reconnaissant pas là que jusqu’à présent je n’ai pas profité de beaucoup de telles minutes. Mais le bonheur ne peut être qu’une harmonie du corps et de l’âme, ce que même les bicsérdistes reconnaissent. D’autre part, ils ne peuvent pas penser sérieusement que c’est la consommation de graines de courge qui est à même d’assurer une telle harmonie. Je suis prêt à admettre qu’une consommation durable de graines de courge provoque une ivresse physique et un bonheur physique plus salutaire que la cocaïne, le haschisch, l’eau-de-vie et l’amour – mais qui va penser à l’âme, dois-je demander, en tant que moraliste, à ce Bicsérdy mangeur de graines de courge qui ne pense qu’au corps, à qui cent ans de jouissances de graines de courge, cent ans d’ivresse de graines de courge ne suffiront pas – à ce Bicsérdy hédoniste, épicurien, qui ne pense qu’aux jouissances issues des graines de courge et qui laisse l’âme affamée ?

L’auteur de la lettre a tout de même compris dans mon article que je ne peux jeter le contenu autrement que pour un autre contenu. Pour le contenu de ma vie jusqu’à présent (auquel, je le répète, je renoncerais volontiers) il me suggère le désintéressement : c'est-à-dire que je ne vive plus pour moi, mais au bénéfice de l’humanité.

Alors. L’auteur de la lettre termine ironiquement ainsi ses lignes au sujet de mes facultés intellectuelles affaiblies dans la débauche, c'est-à-dire l’écriture de livres : réfléchissez là-dessus si vous en êtes capable.

Peut-être ne suis-je pas capable de réfléchir, mais lui, il n’a aucune idée de la condition la plus élémentaire du discours en tant que moyen de communication de la pensée : la connaissance de la valeur notionnelle des mots. Autrement il aurait remarqué le simple fait grammatical que le mot "désintéressement" est un terme négatif, l’absence de quelque chose, le proposer donc comme contenu contre un autre contenu est ou ignorance, inculture et sottise, ou tricherie logique, tromperie dialectique. Ne pas vivre pour moi-même mais pour autrui peut apporter le bonheur, élever la conscience, donner une impulsion stimulante, cela peut même offrir un contenu pour la personne objet de mon désintéressement, mais cela ne peut pas être une contrepartie du contenu insufflé par l’égoïsme. L’auteur de la lettre qui se vante d’être désintéressé, qui ne vit pas pour lui-même mais, mettons, pour moi, lorsque je souhaite jouir du fruit de son désintéressement et je lui adresse une demande, il me conseille d’être désintéressé, de ne pas vivre pour moi mais pour autrui, par exemple pour lui.

Je crains qu’il nous arrive ce qui est arrivé aux deux Juifs avec le foie gras : « Quel morceau aurais-tu choisi, toi ? » « Le plus petit ! » « Je t’en prie, tu peux le prendre ! » Non, ma chère graine de courge, quelque chose cloche avec ce désintéressement. Je n’aime pas un apôtre dont le désintéressement consiste à prêcher le désintéressement. Le contenu, le programme de vie que vous offrez à l’humanité, n’est qu’un jeu de société ennuyeux et stérile dans lequel je passe ce que j’ai à mon voisin avec un grand cri « fais passer », et ensuite ma vie consiste à attendre que ce qui m’appartenait à l’origine me revienne via nombre de personnes désintéressées.

Un désintéressement qui attend du désintéressement de la part des autres m’est suspect. Je vais vous dire : un homme vraiment désintéressé n’aime pas les désintéressés – que pourrait-il en tirer ? Il a besoin d’égoïstes auxquels il peut donner, à qui il peut faire plaisir justement parce qu’ils sont égoïstes – dites-moi, mon cher Bicsérdy, avez-vous des enfants ? Sinon, c’est peine perdue, inutile de vous expliquer à quel point c’est une plus grande joie, à quel point c’est un plaisir plus désintéressé de donner du sucre d’orge à l’enfant parce qu’il est égoïste, que de lui donner des graines de courge parce qu’il est désintéressé.

Ce Jésus-Christ que vous aimez tant évoquer, n’a pas enfermé les cinq poissons dans un placard pour distribuer à la place des bons d’achat célestes – il a plutôt fait un miracle, il les a multipliés par cinq mille, et regardé heureux et souriant les affamés assouvir leur faim, il regarde encore, heureux et souriant, là-haut où on ne connaît pas la famine. Et de son corps de chair et d’os Il a dit : « prenez et mangez-en tous » - tel le capitaine d’un bateau naufragé qui se sacrifie pour les autres. Et nous, égoïstes, nous prenons et nous mangeons, et par cette voie nous faisons notre salut.

 

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