Frigyes
Karinthy : Eurêka
mon dernier mot dans l’affaire BicsÉrdy
Lettre au Maître,
privée et fermée
Maître !
Dans
la presse transylvanienne et surtout dans les colonnes de la revue mondiale
intitulée "Bicsérdisme"
paraissent les uns après les autres les articles, brûlots,
réponses et lettres ouvertes adressées à ma modeste
personne depuis que mes deux articles, ou, pour être mieux dans le style,
"mes deux lettres aux habitants de "Adakalébel",
ont paru dans le petit journal antibicsérdiste,
fondé par des païens carnivores dans le but de miner le bicsérdisme.
Maître,
vos disciples me lancent courageusement, dans ces lettres ouvertes,
qu’à Budapest je ne pratique que la débauche, que dans mes
cirques je fais assassiner quarante bicsérdistes
par jour et je suce leur sang comme un Néron des carnivores – mais
ils me prédisent, parce que cela est écrit, qu’un jour sur
le mur de mon palais apparaîtra en lettres de feu "Mene Tekel Upharsin"
– en traduction : Graine de courge, orge mondé, bouillie de
gruau ; et alors mes jardins suspendus et mes bosquets de plaisirs
s’écrouleront et le chacal hurlera au-dessus de mon cadavre.
Maître !
Mes
gardes du corps et mes licteurs pouvaient seulement voir qu’après
la lecture de ces lettres je me jetais en arrière sur ma couche pourpre
dans un ricanement satanique, je lançais l’exemplaire du manifeste
du bicsérdisme aux lions rampant autour du
trône, ceux-ci hurlaient, le dévoraient, le déchiquetaient
en millions de morceaux dans le brouhaha ricanant de l’armée des
esclaves.
C’est
ce que j’ai fait, Maître – mais maintenant je n’en peux
plus, je veux passer aux aveux. Dans un premier temps en secret, rien
qu’à vous, dans une
lettre, lâchement, en vous suppliant de ne dire à personne ce que
je vais vous confesser par la présente – car je veux que vous au
moins sachiez la vérité !
Maître !
J’ai
entendu quelque part récemment qu’après un de vos discours
sur la montagne vous avez mangé votre secrétaire, et vous avez
fui avec une cuisse d’oie. C’est l’exemple remuant de cette
force d’âme, ce courage et cette indépendance d’esprit
qui me donnent la force de me montrer au moins à vous tel que je suis au
fond de mon âme.
Maître !
Vous
rappelez-vous les jours de calvaire des premiers chrétiens ? Si
oui, vous n’ignorez pas que dans
Maître !
Que
vos apôtres me conspuent et me traînent dans la boue – je
supporte avec humilité leurs accusations indignées.
Mais
vous, vous devez savoir !
À
vous qui ouvertement, le cœur vaillant, clamez la Graine de courge
rédemptrice – vous qui mordez de temps en temps quelques
bouchées dans le jambonneau fumé, dans une solitude apostolique,
entre quatre murs – je peux dire enfin :
- Je
suis bicsérdiste en secret !
Le
jour, dans les restaurants, les banquets, le bruit orgiaque de mes courtisans
et de ma cour, je dévore la viande – mais ce n’est que
l’appât qui sert à tromper mon entourage. En même
temps je souris dans mon for intérieur car, je dois vous dire en
conscience – je suis végétarien en secret, et le soir,
quand l’orgie de la société s’est éteinte, aux
heures de la rentrée en soi, je tire le rideau de ma couche et jusqu’au
matin je m’adonne aux pures joies du bicsérdisme
– je ne mange plus une bouchée de viande, je jeûne, et en
jeûnant j’attends le cœur léger la Glorieuse aurore,
quand je pourrai avouer ouvertement ma religion, partager ouvertement votre
foi, ô Maître, sans être lapidé pour cela !
Quand
je pourrai jeûner ouvertement entre le dîner et le
petit-déjeuner, entre le petit-déjeuner et le déjeuner et
du déjeuner jusqu’au dîner.
Vous
ne souhaitez tout de même pas que je respecte la cure de jeûne
aussi aux heures des repas ?
Tout
de même pas.
Votre adepte admiratif,
Frigyes Karinthy.