Frigyes
Karinthy : Eurêka
le ramoneur
Il faisait
très chaud. J’étais de mauvaise humeur,
j’étais seul, fâché de ne pas être plutôt
resté à Budapest. Cette petite ville thermale ennuyeuse et
prétentieuse ne me promettait pas beaucoup de distraction pendant
l’avant saison. À neuf heures passées, guère
âme qui vive au bistrot de la plage – il vaut
mieux, me dis-je, rentrer à ma pension, lire dans mon lit, si j’ai
envie de terminer ma journée de façon au moins tolérable.
J’ai
préféré passer par l’allée éclairée pour allonger ma route. J’ai
déambulé distraitement, luttant contre des pensées
ténébreuses, à l’ombre de l’alignement des
villas, me demandant pourquoi j’étais toujours malchanceux. Un
autre homme dans une telle situation rencontrerait quelqu’un, une vieille
connaissance amicale, ou s’en ferait une nouvelle. Même une petite
aventure estivale, qui sait… Un autre homme ! Bien sûr. Si on
savait comment il faut être pour être un autre. D’une part
nous n’aimons pas ressembler aux autres, nous voulons être
originaux, particuliers, uniques n’ayant pas son semblable, par orgueil
– d’autre part nous nous étonnons si dans notre vie il
manque quelque chose de ces biens ordinaires, quotidiens, que la nature et la
société réservent aux âmes ordinaires,
médiocres, quotidiennes.
Eh
oui, mon ami, si tu aspires à de petites joies ordinaires, alors
comporte-toi en homme ordinaire, peu exigeant, face à
Sous
cet angle, les superstitions se trouvent une sorte de justification
scientifique. Tiens, ça me revigore déjà d’avoir
mené cette réflexion.
Donc
aujourd’hui j’aurai de la chance. C’est entendu. Je suis
curieux de voir ça. Quand on s’ennuie, on a toutes sortes
d’idées stupides dans la tête.
Où
est-ce que je me trouve en réalité ? C’est la rue
principale de cette petite ville d’eaux. Les villas sont bien proprettes.
Et ça, qu’est-ce que c’est ? Tiens, le casino !
J’en ai entendu parler, c’est Mányoki
qui m’en a parlé à Pest, il a dit que c’était
un bon petit trou où l’on sait dépouiller le client, le
chemin de fer est épouvantable, la direction tient la banque.
On
dépouille le client ? Hum. Ou c’est le client qui
dépouille la banque, avec un peu de chance. Je n’aime pas le jeu,
mais il ne me fait pas peur pour autant… Si on pouvait savoir à
l’avance… À l’avance ?... À propos,
moi… On dirait que j’ai reçu un signe… Cela signifie
tout de même quelque chose d’avoir croisé un ramoneur…
Un magnifique porte-bonheur pour les joueurs de cartes, je l’ai
fréquemment entendu dire… Mais je ne suis pas joueur et je ne suis
pas superstitieux… Mais n’était-ce pas justement la raison
de ma malchance antérieure de ne pas arriver à y croire, de ne
pas oser risquer ?
J’ai
fait demi-tour. Puis je me suis arrêté. Puis je suis reparti. Puis
je me suis encore arrêté.
Deux
minutes plus tard j’étais à l’intérieur du
casino. Encore deux minutes et je me trouvais dans la salle de jeu,
derrière le dos des pointeurs trempés de transpiration,
posé mais décontracté comme qui n’est que de
passage, un élégant étranger intéressé qui
d’ici peu continuera sa route, d’ailleurs sa voiture l’attend
en bas.
Le
reste n’est pas aussi intéressant, je peux le rapporter
brièvement.
Vers
cinq heures du matin je me fis tout petit, enfoncé dans le vaste
fauteuil de cuir du salon du casino dépeuplé, sur le point de
choisir si je devais me tirer une balle dans la tête ou plutôt
envoyer une dépêche à Baumgarten[1]
pour déclarer que je veux bien accepter son prêt à
condition qu’il me l’envoie ici télégraphiquement et
que je ne sois pas obligé d’aller le toucher à la capitale.
Quelqu’un
entra sans faire de bruit. Une connaissance. Lui aussi s’assit, nous nous
saluâmes, nous nous tûmes longtemps, assis. Enfin il me regarda
rapidement et dit d’une voix rauque :
- Combien ?
- Pas
beaucoup. Tout.
Il
acquiesça. Des minutes plus tard il porta ses mains à sa
tête et poussa un cri de colère :
- Tout
ça à cause de ce maudit ramoneur !
Je
crus avoir été mordu par un serpent.
- Un
ramoneur ?
- Oui,
que le diable l’emporte ! Je n’avais aucune envie de monter
ici, j’étais sur le point de rentrer chez moi. Mais trois pas
avant le casino j’ai rencontré un ramoneur. Je me suis dit que ce
ramoneur me porterait chance, je me suis décidé à entrer.
Ça m’a coûté même ma chemise.
Dès
qu’il m’eut dit cela un terrible soupçon m’assaillit,
dans un brouillard semi-conscient.
En
descendant, nous passâmes devant la loge du concierge. Nous
dressâmes les oreilles au bruit d’une dispute en sourdine, pourtant
vigoureuse, à travers la porte entrouverte de la loge.
J’arrêtai mon ami, nous écoutâmes.
- Ce
n’est pas juste, disait une voix, mon forfait stipule que je fais les
cent pas jusqu’à minuit. Si je dois rester jusqu’à
deux heures, qu’on me paye les heures supplémentaires.
- Mettez-vous
d’accord avec le directeur là-dessus. Moi, c’est tout ce que
je peux vous donner – répondait une voix familière, celle
du croupier qui avait tenu la banque toute la nuit.
La
porte de la loge s’ouvrit et un jeune homme pâle, mais assez bien
vêtu en sortit. Un pantalon blanc, un veston bleu marine. Le contraste
était d’autant plus fort avec la petite échelle et le
goupillon noir qu’il portait sous le bras.
Nous
nous regardâmes. Aucun doute – c’était notre ramoneur.
Le
ramoneur, un homme jeune sans profession que la direction des bains avait
embauché pour se promener tous les soirs devant le casino comme
appât, pour donner le vertige à d’autres naïfs comme
moi qui croient à leur chance quand ils rencontrent un ramoneur.