Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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enfant prodige[1]

Oui, il avait effectivement quelque chose de particulier !

Ce sont les parents qui l’ont découvert, ils l’ont très tôt découvert, peut-être le miracle d’abord et l’enfant seulement ensuite.

Mais il est certain qu’ils l’ont découvert, ce n’est déjà pas mal : pour ressentir des forces latentes qui ne se dévoilent pas de manière ordinaire, il faut manifestement un septième sens, assez proche du génie.

Sur cette base-là nous ne devons pas hésiter à les appeler des parents prodiges, puisqu’ils ont ressenti le génie de leur enfant, sans aucun signe intermédiaire, avant même qu’il ne se soit manifesté. Qui ne connaîtrait l’histoire mystérieuse, de saveur surnaturelle, du rabbin miraculeux de Sadagora[2] ? Le rabbin miraculeux de Sadagora s’assit un jour dans son lit, il écarta les bras, et les yeux étincelants d’une lueur d’au-delà, il s’écria :

- Cracovie est la proie des flammes !

Les gens tressaillirent, ils lancèrent sur le champ une collecte pour secourir les victimes du feu, et à l’aube, chargés d’argent, de couvertures et de victuailles, des cavaliers prirent la route de Cracovie.

C’est une télépathie similaire, la vision au loin dans l’avenir qui a dû souffler à ces parents miraculeux que leur enfant deviendrait un extraordinaire artiste, admiré d’yeux émerveillés.

Ils pensaient deviner que ce serait le royaume divin de la musique qui attendait son Napoléon en leur enfant.

- Il a de l’oreille ! – aimaient-ils répéter.

Et effectivement l’enfant avait des oreilles.

Bien sûr, le talent n’a pas besoin d’école, toutefois l’école ne peut pas nuire ; à l’âge de six ans ils enrôlèrent un professeur de piano auprès de leur fils, car l’art a aussi un volet pratique. L’oreille demande d’être développée, leur conseillaient les experts, et le professeur de piano se mit au travail.

Et l’oreille de l’enfant progressait bien. Ce qui était naturel, puisque, conséquence de la distraction accompagnant le génie, l’enfant n’était pas capable de concentrer son attention pendant les leçons de piano ; seuls des étirements intensifs et durables des oreilles pouvaient le persuader au moins d’écouter quand le professeur jouait du piano.

Mais cette méthode de développer les oreilles n’échappa pas à l’attention des parents, ils congédièrent le professeur comprenant dans leur sagesse que l’évolution libre, naturelle était une voie beaucoup plus sûre vers le but rêvé : forcer les choses à advenir (mens sana in corpore sano), et le développement de l’entier entraîne aussi le développement de la partie.

Et l’enfant, favori choyé des muses et des parents comprenant les muses se développait bien en effet : à l’âge de huit ans il pesait quarante kilos tout nu, enveloppe terrestre convenant à une grande âme.

À l’âge de dix ans il pesait cinquante-six kilos.

Cependant les cavaliers arrivèrent à Cracovie où on les accueillit avec étonnement.

Car Cracovie n’était pas en flamme, Dieu merci.

Et quand les cavaliers revinrent avec la joyeuse nouvelle à Sadagora, tout le monde respira. Plus tard, quand des étrangers rappelaient le cas, les fidèles du rabbin miraculeux se souvenaient de cette nuit visionnaire et répondaient avec un regard lourd de signification : « Cracovie n’était pas en feu – mais n’est-ce rien peut-être que le rabbin pût voir jusqu’à Cracovie ? »

N’est-ce rien peut-être que les parents miraculeux eussent ressenti que leur fils serait prodige ?

Car il le devint : je l’ai aperçu hier au Bois de la Ville. On le montrait sous un chapiteau, accompagné d’un écriteau « L’enfant le plus gros du monde ».

Après tout ce n’est pas l’enfant qui compte, c’est le miracle.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a également paru dans la presse en 1925.

[2] Petite bourgade de Bucovine en Ukraine.