Frigyes Karinthy : Eurêka
on m’a battu au commissariat
Très honorée
Cour !
Très
respectée Société !
Ma
chère tante Málcsi !
Ma
Milike chérie !
Cher
Lecteur!
Je
vais enfin vous dire la vérité, c'est-à-dire que
j’avoue que ce que j’ai dit n’est pas vrai, mais ce qui est
vrai et ce que je n’ai pas dit, je le déclare franchement,
ouvertement, directement, virilement, c’est que cela ne s’est pas
passé comme vous l’avez appris par moi, mais cela s’est passé
d’une façon que j’ignore moi-même, et si j’ai
fait semblant de savoir comment c’était c’est parce
que… euh… on m’a battu au commissariat.
Par
conséquent et grâce à Dieu, la situation est claire comme
l’eau de roche. Si j’ai fait des aveux pour retirer ce que
j’ai faussement reconnu après avoir nié sincèrement
que c’était un mensonge ce que j’avais affirmé,
c’était parce que… on m’a battu au commissariat. Cela
simplifie toute l’affaire ; la question n’est plus telle que
la morale vieillotte et dépassée l’avait posée,
c'est-à-dire : qui a laissé le tas d’excréments
au milieu de la pièce ? Le monde s’éveille à un
nouveau droit pénal et au problème décisif de la preuve,
à l’aube d’une nouvelle vision morale – pour prouver
qui ne l’a pas fait, qu’il l’ait avoué ou non :
m’a-t-on oui ou non battu au commissariat ?
De
cette façon l’enquête se simplifie énormément
– le procureur n’a plus à prouver, l’avocat n’a
plus à justifier que je ne l’ai pas fait et je n’ai pas pu
le faire (apporter une telle preuve est généralement
extrêmement fastidieux) – procureur et avocat changent de
rôle : l’avocat apporte des preuves, il prouve que j’ai
été battu au commissariat, et le procureur nie et affirme que je
n’ai pas été battu au commissariat. M’a-t-on battu ou
ne m’a-t-on pas battu – voilà la question, ô
Hamlet ! – et non pas celle que tu avais en tête. Figure-toi,
quelle gloire pour le défenseur d’apporter la preuve que son
client a été battu au commissariat – toute
l’accusation s’écroule, puisqu’un aveu extorqué
par la contrainte est sans valeur – or sans aveu, sur quoi basez-vous vos
allégations ? Il convient de m’acquitter parce que si
j’ai avoué l’avoir fait, c’est parce qu’on
m’a battu au commissariat – ou alors il convient de me condamner
s’il apparaît qu’on ne m’a pas battu. Donc,
m’acquitter ou me condamner, tout dépend de savoir si oui ou non
on m’a battu au commissariat.
Ainsi
au moins je sais à quoi m’en tenir. Ma chère tante Málcsi, ce n’est pas moi qui ai mangé
la confiture, et si j’ai reconnu que c’était moi qui
l’avais mangée, c’est parce qu’on m’a battu au
commissariat. Ma chère Milike, je n’ai
pas voulu vous épouser, et si j’ai prétendu ce
jour-là vouloir vous épouser, c’est parce qu’on
m’a battu au commissariat. On dit que je n’ai pas été
battu au commissariat ? Qui ose prétendre cela ? Le
misérable salaud qui le prétend le fait seulement parce que lui
aussi a été battu au commissariat, pour qu’il affirme que
je n’ai pas été battu au commissariat. Monsieur le juge
aussi a été battu au commissariat, et s’il prétend
qu’il n’a pas été battu, c’est parce qu’on
l’a battu pour qu’il ne dise pas qu’il a été
battu, mais pour qu’il dise qu’il n’a pas été
battu. Parce que si la police veut que quelqu’un affirme qu’il a
été battu, alors exprès ils ne le battent pas, parce que
s’ils le battaient, alors il pourrait dire qu’on ne l’a pas
battu seulement parce qu’on l’a battu, alors qu’on ne
l’a pas battu.
Celui
qui prétendrait ne pas comprendre cela, c’est parce qu’il a
été battu au commissariat, pour faire semblant de ne pas
comprendre alors qu’en réalité il le comprend très
bien. J’aurais pourtant une modeste proposition. Il serait mieux que la
police se résolve à une procédure homogène –
ou il faudrait battre tout le monde qui atterrit chez elle ou personne, pour éviter
d’avoir à se disputer sur ce point précis. Dans le premier
cas les aveux, non fiables, deviendraient superflus – dans le second cas
il n’y aurait même pas d’aveux, mais on pourrait
espérer en avoir devant le tribunal : en tout cas il deviendrait
possible de poser une troisième question, aujourd’hui inimaginable,
paraissant insignifiante : mais alors, qui a déposé le
paquet d’excréments si ce n’est pas toi qui l’as
fait ?
Car
telle que la situation se présente aujourd’hui, cette
dernière question ne peut même pas être posée, le
moyen ni l’opportunité n’existent – sauf si un
mathématicien farfelu, étudiant la loi de la permutation des
aléas, dans sa simplicité naïve, piétinant dans la
boue toutes les finesses juridiques, après les trois possibilités,
en l’occurrence : premièrement, on ne m’a pas battu et
je n’ai pas avoué ; deuxièmement, on m’a battu,
j’ai donc avoué ce qui n’était pas vrai ;
troisièmement, on m’a battu, et pourtant je n’ai rien
avoué – il inventerait une quatrième
possibilité : bien que j’aie été battu,
j’ai quand même avoué la vérité.
Mais
alors – le cher lecteur aura raison de demander si, enfant, on m’a
battu au commissariat si je ne fourrais pas mon nez partout.