Frigyes Karinthy : Eurêka
Toute
Le
matin en descendant l’escalier Timar se ronge encore les sangs. Cette
affaire entre Kocsis et Morvay le poursuit, ça le tracasse depuis hier
soir, ça l’a empêché de dormir. Quel voyou, quel sale
voyou, se dit-il pour la vingt-cinquième fois peut-être. Et si on
lui dit un mot, si on l’avertit avec politesse et courtoisie, en
gentleman, il se permet des airs supérieurs. C’est moi
l’imbécile, les façons raffinées ne servent à
rien avec des types comme ça, ces gens-là ne méritent pas
qu’on se mêle de leurs affaires. Tant pis pour lui, il
n’échappera pas longtemps à la gifle qu’il
mérite… C’est sûr qu’il l’aura sa gifle,
peut-être de Kocsis lui-même… évidemment, c’est
clair comme le jour, ça ne peut pas être un autre que
Kocsis… il l’aura cherché… ha, ha, ha, il l’aura
bien méritée…
Une
voix gaie, devant la boucherie.
- Hé,
Timar ! Salut ! Pourquoi tu rigoles dans ta barbe ?
- Salut,
mon vieux ! Je ne rigole pas, je pense seulement à cet imbécile,
je me disais qu’il l’aura bien méritée… encore
que je n’en suis pas sûr. À mon avis une gifle ne suffit pas
à régler une affaire pareille !
- Quelle
gifle ? Qui a été giflé ?
- Oh,
pardon, tu ne connais sans doute pas Morvay.
- Morvay ?
Bien sûr que je le connais, tu déconnes ? Qui a-t-il
giflé ?
- Mais
non, ce n’est pas lui, au contraire, c’est Kocsis.
- Tu
m’en diras tant ! Qu’est-ce qui s’est
passé ? Il a appris quelque chose ?
- Je
n’en sais rien, moi… Ce n’est peut-être même pas
vrai… On m’en a seulement parlé, comme moi à
toi… J’espérais que tu en saurais davantage…
- Moi ?
- Oui,
tu vois plus de monde… Tu côtoies plus souvent la bonne
société…
- D’accord,
mais par hasard je n’ai pas eu le temps de passer au club hier…
tout à fait par hasard… Quel dommage ! Mais tu as raison,
ça me dit quelque chose…
- Oh,
pardon, mon petit Nyurga, c’est mon tram qui arrive, salut ! Je fais
un tour au lac, je ne rentre que ce soir !
- Salut,
vieux !
Au
coin de la rue, devant
- Salut,
Nyurga !
- Salut,
Feri ! Que sais-tu de cette affaire Morvay ?
- L’affaire
Morvay ?
- Ah,
tu ne sais pas ? Kocsis a flanqué une gifle magistrale à
Morvay… Toute la ville en parle…
- Énorme !
Je savais bien que ça tournerait comme ça !
Deux
heures plus tard à la piscine.
- Comment,
mollo ! À toute volée ! Son nez a aussitôt
pissé le sang ! Il n’a fait que « ha »
et il est tombé à
- Moi
j’ai entendu qu’il avait dit ça avant.
- Celui
qui t’a dit ça a menti ! Moi je suis arrivé sur les
lieux au moment même où il l’a dit, or la gifle avait
déjà été administrée, on était en train
de ramasser Morvay.
- Alors,
qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
- On
dit qu’il part en voyage. C’est seulement après qu’ils
se battront. Salut, Olga ! Quoi de neuf ?
- J’arrive
de chez les Tercsi… Figurez-vous que Morvay est déjà parti.
Ils ne se battront pas, il lui fera un procès. À mon avis Kocsis
gagnera.
À
cinq heures, au café Csillag.
- La
femme ? Elle, mon cher, elle est à l’hôpital, elle
s’est empoisonnée. Mais elle va déjà mieux.
- Sacré
histoire, je te dis.
Le
soir à neuf heures à l’arrêt du train de banlieue.
- Tiens,
Timar ! C’est vous ? D’où venez-vous donc ?
- On
s’est promené un peu au lac. Quoi de neuf ?
- Comment,
quoi de neuf ? Vous êtes parti ce matin tôt ?
- À huit heures.
- Oh,
alors vous ne savez rien ! Un énorme scandale… La ville ne
parle que de ça ! Kocsis a giflé Morvay ce
matin… Morvay, ce soir même, il y a à peine une heure,
l’a agrippé au café, il l’a roué de coups,
tout ça parce que l’autre avait raconté ce qui
s’était passé.
- Prodigieux !
ça alors !
Vraiment ?
- Et
comment !
- Tiens,
j’avais justement eu un pressentiment… Je m’étais
justement demandé ce matin même si quelque chose n’allait
pas arriver entre ces deux-là. Je l’aurais presque
parié ! Mais entre nous, vous savez, Morvay n’a pas
tort ! Quel mauvais coucheur insolent ! Et ce petit Kocsis, quel
culot ! Quel voyou ! Où pourrait-on en savoir plus ?
- Entrons
au Csillag.
Ils
s’y dirigent tout excités. Les joues rouges, Timar presse le pas
pour y arriver le plus vite possible, avant d’éclater.
- ça alors… Quel scandale
épouvantable ! Quelle honte, quelle infamie, il s’en passe
des choses dans cette ville quand on ne fait que mettre un peu les pieds
dehors !