Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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il vaut mieux ne pas s’en mÊler

Jattendais mon tram, sous une pluie battante. Plus bas, sous un porche, deux hommes discutaient – un grand, en manteau de cuir, les mains dans les poches – l’autre petit, le col remonté, en chapeau melon, un petit homme chétif, gauche. Au début je ne les écoutais pas. Ensuite le ton montant du type en manteau de cuir frappa mes oreilles.

- Hé, dites, quel culot, savez-vous ??! – disait le type en manteau de cuir, menaçant.

- Ha ha… très intéressant – répondit le type en chapeau melon, incertain.

- Un culot incroyable, hein ? -  poursuivit le type en manteau de cuir, de plus en plus énervé. – Et me rigoler au nez ! Fripouille !

- Hé, hé… hé, hé… grandiose – dit le type en chapeau melon en secouant la tête, incrédule.

Ça alors, quels drôles de types !

- Me rigoler au nez, espèce de malpoli, je peux administrer une bonne leçon, moi. Avec moi on ne reste insolent que jusqu’à trouver à qui parler. On risque de ne pas peser lourd avec moi – je n’ai pas peur des comme ça – je ne crains pas non plus le scandale s’il faut – si ces impertinences continuent, c’est une torgnole que j’administre ici même, dans la rue, compris ?!

- Très intéressant. Et après ?

Hou là , quelque chose mijote là. Je ferais mieux d’y prêter attention, pour pouvoir intervenir en cas de besoin. J’ai horreur du scandale, je n’aime pas me mêler des querelles des vilaines gens, qui règlent leurs affaires d’incivilité dans la rue – mais le cas ici s’annonce exceptionnel. Le type en manteau de cuir est très remonté, apparemment l’affaire n’est pas politique parce que sinon ils n’auraient pas manqué d’évoquer certaines questions de détails traditionnelles dans ces cas-là. Une affaire de femme ou d’argent plutôt. En tout cas il faut noter l’attitude intéressante du type en chapeau melon. Il tolère les insultes, mais apparemment pas par lâcheté car il ne s’enfuit pas, mais il tente de prendre le dessus. Il doit être blindé. Je n’aime pas cette feinte supériorité, dans le fond ce doit être un homme à sang froid qu’on ne vexe pas facilement, mais l’autre n’est pas sympathique non plus avec sa brutalité sans esprit et sans virilité, à promettre des gifles sans les flanquer.

- Si ma claque ne vole pas, c’est parce que je ne veux pas me salir les mains. Mais rassurez-vous, ça n’en restera pas là. Je trouverai le moyen d’alerter toute la bonne société – d’ici là je me contenterai de dire ce que j’en pense ici, dans la rue, au vu et au su de tous, pour qu’il soit impossible de contester, et c’est pareil pour les gifles. Sale type, si ça recommence, je fais valser ma cravache – et maintenant hors de ma vue, cochon ! Ouste !

Le type en chapeau melon ne bronche pas. Il reste cloué là et affiche un sourire supérieur.

- Allez-y donc. Bien parlé ! Et sinon ?

Le type en manteau de cuir vire au rouge dindon.

- Sinon ? Alors il volera, ce chapeau. Moi, c’est deux coups de poing dans la gueule, à faire voler les dents en rangs par deux à travers les oreilles ! Trop tard pour aller se plaindre après ! Salaud ! Porc ! Goujat !

- Formidable !

Le type en chapeau melon ne bouge toujours pas, il fixe son adversaire droit dans les yeux. C’est l’instant, la gifle va voler. Je n’ai plus le droit d’attendre, je suis après tout moi aussi responsable de la bonne réputation des rues de Budapest : il peut même y avoir des touristes étrangers. Je m’approche à pas fermes.

- Pardon, Messieurs, dis-je courtoisement, mais fermement. – Ne voudriez-vous pas régler une affaire aussi délicate à l’intérieur ou mieux encore dans l’intimité d’un appartement ? La voie publique n’est pas faite pour cela.

Ils me toisent, sidérés. Je m’adresse au type en chapeau melon.

- Si vous avez besoin d’un témoin, je me mets volontiers à votre disposition – car j’ai cru comprendre que vous n’êtes pas en faveur d’un arrangement à l’amiable – j’ai l’impression que vous préférez porter l’affaire devant un tribunal. J’ai bien entendu ce que ce monsieur a osé vous dire.

Le type en chapeau melon porte un regard effaré autour de lui.

- À moi ?!

- Évidemment. À qui d’autre ?

- Excusez-moi, balbutie le type en chapeau melon, il doit y avoir une petite erreur. Ce monsieur est mon ami Kovács, il est en train de m’informer de ce qu’il fera s’il retrouve Alajos Schurek qui l’a mouchardé auprès de leur patron.

Il vaut mieux ne pas s’en mêler, surtout si on n’a pas entendu le début.

 

Suite du recueil