Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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talent

 

Nous attendions la fin de l’acte, assis au vestiaire. Soudain des applaudissements retentirent derrière le mur.

- Mosonyi a été applaudi, remarqua ironiquement l’intrigant Palló, une fois de plus on ne pourra pas le tenir, cet incapable. Je le déteste.

- D’accord, d’accord, vide ton sac ! – lui dis-je. – Tu n’oses parler ainsi que dans son dos, tu le crains aussi comme les autres parce que tu sais à quel point il est vaniteux et soupe au lait. Et surtout plus fort que toi.

Palló sourit dans sa barbe. Puis dit tout simplement :

- Tu sais quoi ? Écoute. Moi qui suis notoirement plus faible et plus lâche que ce Mosonyi, je vais le tabasser ici devant toi dans les cinq minutes, ce Mosonyi, je vais le rouer de coups, je vais le traiter de sale crétin, de salaud – et lui non seulement il ne me rendra pas les coups, mais il en sera heureux et il m’appellera son meilleur ami.

Je n’ai pas eu le temps de répondre car là-bas retentirent les applaudissements marquant la fin de la pièce. L’instant suivant apparut la corpulence athlétique de Mosonyi, le visage rouge de fierté.

- C’est insensé, suffoqua-t-il, c’est la troisième fois qu’ils me rappellent...

À cet instant Palló se leva, il sauta sous le nez de Mosonyi et lui administra un magistral coup de poing dans la poitrine.

Nous restâmes figés sur place. Mosonyi aussi, bouche bée, ouvrit de grands yeux sur Palló.

Palló le toisa avec un large sourire et leva son poing une nouvelle fois.

- Salopard ! – cria-t-il avec allégresse et enthousiasme avant de cogner l’autre une nouvelle fois. – Tu es endiablé ! Comment as-tu fait ? Tu étais génial !

Mosonyi afficha un sourire.

- N’est-ce pas ? J’ai été bon, hein ? – dit-il, heureux.

- Comment ça, bon ? Je t’ai suivi depuis les coulisses !... Comment as-tu fait pour inventer ce truc à grand effet ?!... Toi... salaud... (Et de toutes ses forces il le boxe à l’épaule), c’est vrai que j’ai toujours dit que tu es un salaud, que tu allais me montrer... – Nouvel uppercut.)

Mosonyi tituba de bonheur.

- Tu es un amour, dit-il, les yeux brillants, alors tu l’as remarqué ?

- Si je l’ai remarqué ? Là où il y a de l’art, mon bonhomme, moi je le remarque...

- Tu es gentil...

- Ne jappe pas quand je parle, animal ! Tu as du talent, un point c’est tout. Tu as une saloperie de talent, cochon, n’hésitons pas à le dire ! Toi..., fumier... (Coup de poing dans le ventre), toi, charogne... (Coup de poing dans le sternum), moi j’aimerais bien savoir (coup de poing dans l’œil) où tu vas chercher cette saloperie de talent puant.

Mosonyi, l’œil au beurre noir, balbutia de bonheur.

- Oh, mon cher Palló... Tu sais que je t’ai toujours bien aimé... Merci d’être aussi gentil avec moi...

- Gentil ? Je ne suis pas gentil, moi. Pourquoi je serais gentil ? Peut-on d’ailleurs être gentil avec le dernier des salauds comme toi ? Mais que faire si tu as tant de talent ? Impossible de le nier !... Tu n’es qu’un sale con (nouveau coup), mais du talent, t’en as à revendre ! Je ne comprends pas comment un sale type, le dernier des analphabètes comme toi... (Gifle sifflante), un crétin à tête de courge, une vraie souche comme toi (coup derrière l’oreille avec bosse immédiate)... Une telle vermine, rebut de la race humaine...

Là, Mosonyi eut tout de même un haut-le-corps.

- Comment ? – demanda-t-il.

- ...Où a-t-il déniché cet énorme talent, bénédiction des Dieux ? – poursuivit tranquillement Palló.

Le visage de Mosonyi retrouva le sourire. Il voulut dire quelque chose, mais surgit le régisseur du plateau pour le renvoyer sur scène, vu que les applaudissements continuaient.

Quand il revint, il tira Palló de côté et lui dit :

- Mon Palló, tu sais que j’ai pas mal d’ennemis ici au théâtre, mais désormais je peux être sûr que j’ai aussi un vrai ami qui ne me jalouse pas, mais qui reconnaît mon talent... Merci, mon Palló... Tu pourras toujours compter sur moi... Tu as vraiment été très gentil...

 

Suite du recueil