Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
LA grippe[1]
Oh, Docteur, je ne sais pas ce que
j’ai... qu’en pensez-vous ? Je crains que ce ne soit un
début de pointillite... non, non, ce
n’est pas la peine de prendre mon pouls, ce doit être une sorte de
fièvre interne, vous savez, qui ne se détecte pas avec un
thermomètre, car ma tête est chaude alors que mes pieds sont
froids, et la chaleur court en moi, là où vous voudriez la
mesurer, elle décampe et se déplace ailleurs.
Dites-moi, qu’est-ce que ça
peut être ça ici, dans le côté, non, plus bas, une
impression de serrement, pas une douleur, mais plutôt un tiraillement,
comme si on voulait enrouler mes muscles sur une quenouille... non, pas du
tout, permettez-moi, je voudrais m’exprimer avec précision :
c’est comme si on essayait de m’enrouler les nerfs sur une bobine,
mais pas sur une bobine ronde, plutôt une bobine carrée, mais ils
ne se laissent pas faire, vous comprenez ? Et disons, comme si on
insistait quand même pour ce bobinage, vous comprenez ? Essayez
d’imaginer : voici la bobine, alors maintenant je commence à
tirer les muscles, comme ça...
Évidemment, si vous ne me laissez
pas dire ce que je sens et comment, vous ne pourrez jamais diagnostiquer ma
maladie ! Je m’efforce de m’exprimer avec précision,
pas comme un plouc qui vous dit qu’il a mal au ventre, qu’il ait
une méningite ou une appendicite... D’accord, je laisse les
bobines, mais alors qu’est-ce que c’est ce raclement bizarre dans
la gorge, ou pas exactement un raclement, mais plutôt une sorte de
démangeaison, un picotement, voyez-vous, d’ici à là
– ce n’est pas la phtisie, au moins ? Dites-moi, Docteur,
dites-moi seulement, en cas de cancer des poumons, est-ce qu’on ressent
dans la trachée cette sorte de pression qui s’étend
jusqu’aux oreilles, mais qui n’est pas vraiment une pression,
plutôt comme si deux mains sortaient des poumons à travers
l’œsophage pour attraper la trachée et pour la serrer, pas
trop fort, mais de façon à vouloir la lâcher pour mieux
l’attraper l’instant suivant... Écoutez, Docteur, ne
masquons pas la vérité, je suis un adulte, un père de
famille, je n’ai pas besoin qu’on me berce d’illusions,
qu’on me console pour embellir mon état – je veux tout
savoir, soyez sincère, parlez-moi franchement et honnêtement,
d’homme à homme, dites-moi ouvertement est-ce oui ou non un
tabès, une ataxie locomotrice, quand tout à coup on a
l’impression d’avoir deux vertèbres dans les poumons –
non, ne me coupez pas la parole, d’accord, pas dans les poumons,
après tout, je ne suis pas professeur d’université –
donc, deux vertèbres qui ont l’air d’être
soudées ensemble et le bord de l’une commence à gratter
l’autre, et il en résulte qu’à chaque respiration, la
colonne vertébrale s’enfonce dans les reins ? Bon, bon, je
veux bien le croire, mais ne soyez pas impatient, je n’ai pas encore tout
dit, et si vous n’écoutez pas les plaintes subjectives de vos
malades, sur quoi voulez-vous établir votre diagnostic ? Je ne pose
pas de question, je ne veux pas vous influencer, je ne vous dis pas mes
soupçons, je vous dis seulement, sans partialité et en toute
objectivité qu’ici, à gauche, un peu au-dessus du
cœur, directement sous les deux lobes pulmonaires, je sens comme un
gargouillement, quelque chose qui fait comme floc, floc, mais comme si
ça partait du cœur, et d’ailleurs, ça ne fait pas
toujours comme ça, seulement quand je serre le menton contre la poitrine
et qu’en même temps je me tords les bras en arrière et
pendant une minute, les yeux fermés, je retiens ma respiration –
alors j’ai aussitôt l’impression de m’étrangler
et l’impression que quelque chose va se déchirer dans mon
estomac ; c’est impossible ? Je veux bien, mais j’ai
entendu dire que parfois c’est le premier symptôme d’une
attaque cérébrale si la respiration ne se fait pas pendant un
instant... je ressens en outre un terrible bourdonnement dans les oreilles...
et ce qui est encore plus terrible, Docteur... vous pourriez peut-être
encore y remédier par une intervention rapide... je manque
d’air... pas comme ça quand je suis tranquillement
couché... mais dès que j’ouvre la bouche pour prononcer
quelques mots... je commence tout de suite à m’étrangler
– mais arrêtez de me couper la parole, je voulais dire que je
n’arrive pas à le dire... je n’arrive pas à parler...