Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

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au dissuadoir

 

Ce matin j’ai reçu un courrier m’annonçant que mon ticket de loterie 131313 a gagné le gros lot de 2 couronnes et 29 fillérs et la prime de 2 000 000 de couronnes, j’ai été prié d’aller les encaisser. Je ne sais pas comment sont les autres avec ces choses-là, mais j’avoue que moi j’étais très content, peut-être ne suis-je pas normal, mais j’étais content. Je suis parti illico pour les toucher, mais la banque n’était pas encore ouverte, j’ai donc décidé de me promener un peu sur le quai du Danube.

Je regardais l’eau en sifflotant, quand soudain une main dure s’est appesantie sur mon épaule.

- Reprenez vos esprits, malheureux, me dit nerveusement un homme grand au regard triste.

Moi :

- Vous dites ?

- Renoncez à votre fatal projet, poursuivit l’homme au regard triste, et il bâilla.

- Allons, quelle idée vous faites-vous de moi ? - me suis-je récrié.

L’homme au regard triste, sans lâcher mon bras, alluma une cigarette, bâilla encore, se frotta les oreilles, puis me tapota amicalement les épaules.

- Bon, allons, allons-y.

- Nous allons où ? - demandai-je modestement.

- Au dissuadoir. Je vous avertis qu’en cas de résistance je me verrai contraint d’avoir recours aux forces de l’ordre. Mais si vous obtempérez, on ne vous fera aucun mal.

Vu qu’il évoquait les forces de l’ordre, je le suivis, sonné, plein de frayeur.

Après une marche d’une heure et demie durant laquelle nous n’échangeâmes pas un traître mot, mon accompagnateur s’arrêta devant un immeuble des faubourgs.

- Entrez, dit-il en me poussant dans le dos.

Nous entrâmes dans un bureau bas de plafond, au-dessus de la porte on pouvait lire en lettres noires : « Département de Dissuasion et d’Enregistrement de la Circonscription n°2. »

Une table en planches était prolongée d’une longue grille en bois, avec plusieurs guichets derrière lesquels on apercevait des gratte-papier.

- Allez au guichet numéro trois, me dit l’un d’eux. - S’il vous plaît, Monsieur le Dissuadeur en chef...

Une voix sèche :

- Qu’est-ce que c’est ?

- Veuillez noter l’état civil.

- Fichez-moi la paix, ne voyez-vous pas que je suis débordé ? Envoyez-le à Kovács.

- Venez ici, me cria-t-on.

Je m’y suis rendu humblement.

- Votre nom ? - me demanda un préposé sans lever son regard.

- S’il vous plaît, moi...

- Votre nom ?! - réitéra la voix menaçante.

Je dis mon nom.

Il me demanda des quantités d’autres choses, il remplit un questionnaire, il me le passa et referma son guichet.

- Que dois-je en faire ? - demandai-je, déconcerté.

- Vous montez avec ça au quatrième, bureau quatorze, chez Monsieur Inamical, aide-dissuadeur. On vous le tamponnera, on vous complétera le document muni du cachet d’un formulaire à remplir, d’un imprimé déclaratoire, d’un déclamatoire et d’un acclamatoire. Vous allez avec ça au département de compilation, là ils vont introduire les documents dans le registre d’auditionnement et vous en remettront une copie, que vous ferez signer à l’entrepôt, puis vous la rapporterez.

- Entendu.

À peine deux heures plus tard je me suis trouvé devant le greffier du Département des Collectes et des Contrôles. Impossible de m’en aller car j’étais constamment talonné par un policier qui avait instruction de ne m’abandonner un seul instant avant d’avoir complété la dissuasion.

- Tenez, Monsieur l’aide-dissuadeur, le voici, dit le policier.

L’aide-dissuadeur rabroua le policier.

- Une fois de plus, vous m’amenez des clients à midi passé ? Vous commencez à sérieusement me courir sur la patate ! C’est toujours moi la bonne poire pendant que les autres mènent la belle vie. La prochaine fois, si vous venez après les douze coups, je vous fiche dehors avec l’autre.

Le policier se tut pendant que l’aide-dissuadeur passait sa fureur sur moi :

- Ne restez pas planté là ! Passez-moi ces papiers.

Je lui ai passé les douze documents que j’avais collectés. Il les examina, il bâilla, puis il dit comme suit :

- Renoncez à votre fatal projet... ouah... j’ai sommeil... regagnezleschamps ensoleillésdelavie... eubeubeubeu... pour chacundenouslavie... réserveencoredesjoies... vousavezcompris ?

- Oui, seulement...

- Ne répondez pas. Me donnez-vous votre parole d’honneur de ne plus jamais attenter à votre vie ?

- C’est-à-dire, moi...

- Ça suffit. Vous me donnez votre parole d’honneur et on vous lâche, vous pouvez disposer. Dans dls affaires de ce genre ne venez plus une fois midi sonné, car je ne suis pas au service de ces messieurs, vous comprenez. Au revoir.

J’ai filé en rasant les murs, mais l’instant suivant il hurlait derrière moi.

- Hé !... Et votre attestation, c’est moi peut-être qui vais la porter à l’enregistrement ?

Je me suis arrêté, terrorisé.

- Ceux-ci, vous les ferez enregistrer aux guichets dévolus, vous les transférerez, vous les ferez cacheter et classer... Monsieur l’agent vous montrera le chemin.

Il me lança les documents dans la main et claqua la porte. Le policier bâilla, puis me fit signe de nous mettre en route parce que lui aussi aimerait déjeuner. Je l’ai remercié pour son amabilité, en guise de pourboire, je lui ai refilé mon billet de loterie avec le gros lot, j’ai enjambé la fenêtre et j’ai sauté du quatrième étage.

 

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