Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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Mon ami, l’entrepreneur

 

À dix heures du matin je reçois une dépêche me demandant de me rendre à quatre heures et quart précis, l’après-midi au café Nouillorque pour une affaire d’une extrême urgence me concernant et d’une importance vitale. À une heure de l’après-midi, nouvelle dépêche me priant de m’y rendre non pas à quatre heures et quart, mais à cinq heures et demie et non pas au Nouillorque, mais au Filadelfie, à Buda. Une dépêche postérieure indique définitivement et irrévocablement le lieu du rendez-vous au café Andrássy et à onze heures et demie du soir.

Je me présente au lieu-dit et à l’heure dite où je suis accueilli par un garçon portant une lettre, dans cette lettre il m’est demandé de bien vouloir me donner la peine de me rendre sans tarder au café du Bon Coin, en banlieue, à Újpest[1] où je serai attendu par l’expéditeur de la présente.

Je me rends à Újpest et je m’installe dans le café. Quelques minutes, un jeune homme blond de petite taille s’approche de ma table, il se présente et il s’assoit. Sur ma question de savoir si c’est lui qui m’a fait venir, il acquiesce rapidement. Il me demande comment je vais et si je pense que cette guerre dure trop longtemps.

- Pour sûr, pour durer, elle dure, dis-je. ça, c’est bien vrai.

- Et qui sais combien de temps elle durera encore, dit-il.

- Eh oui, Dieu seul le sait, déclaré-je.

- Croyez-moi, elle pourrait prendre fin, ajoute-t-il.

- Elle prendra bien fin un jour, remarqué-je.

Il tousse et commence à se curer les ongles.

- Eh bien, dis-je à mon tour, de quoi s’agit-il ?

- Comment cela, de quoi ? Demande-t-il.

- C’est-à-dire, les dépêches…

- Ah bon. Eh bien, voilà, il s’agirait d’une entreprise.

- Je comprends. Quel genre d’entreprise ?

- Justement c’est ça. C’est ça justement. Vous posez très bien la question : quel genre ? C’est justement pour cela que je voulais m’entretenir avec vous.

- À votre disposition.

- Parce que voyez-vous, les gens font toutes sortes de choses. Je me dis : faudrait faire quelque chose.

- Très juste.

- Mais voyez-vous, il faut soigneusement réfléchir à la chose. C’est pourquoi je voulais vous parler.

- C’est entendu… Très honoré… Donc ?…

- Je sais bien qu’il n’est pas possible de la mettre en œuvre en deux temps, trois mouvements.

- Quand même… Vous pourriez essayer de la décrire dans les grandes lignes… Il s’agit peut-être d’une entreprise de presse.

- Je ne peux pas vous le dire pour le moment. Pas exactement de presse. Mais cela peut l’être. Faudra réfléchir. Selon moi c’est justement là-dessus qu’il faudra réfléchir.

Un silence s’installe.

- Ce qui compte pour le moment, reprend-il, c’est qu’aussi longtemps que la chose n’est pas sûre, il ne faudra en parler à personne.

- Naturellement, cela va de soi, le rassuré-je.

- Parce qu’on ne peut jamais savoir… Ça ne marche pas d’un jour à l’autre… Ça peut être très risqué si on en parle trop tôt… Vous comprenez, on peut vous voler votre idée…

- Bien sûr, dis-je, étant donné qu’il s’agit sûrement d’argent…

- On ne peut pas vraiment l’affirmer. Pour le moment il n’y a pas d’argent. Seulement, il y en aura si ça réussit.

- Tout de même, dis-je prudemment, quelle serait la nature de la chose ?

- Voilà, c’est de cela que je voulais vous entretenir, quelle devrait être la nature de la chose. Parce que la chose doit être préparée, la chose doit être réfléchie. Il ne convient pas de brusquer la chose si l’on veut gagner beaucoup d’argent.

- Ce n’est pas faux.

- Plus tard, quand on aura déjà vu venir un peu d’argent, poursuit-il avec enthousiasme, on pourra y aller plus franchement. Dès que je tiens un petit pécule, la fatigue ne compte plus pour moi.

- Oh, j’en suis certain…

- Vous verrez, je ne suis pas un radin. Je ne vous dissimulerai rien, vous pourrez vérifier combien j’aurai gagné dans l’entreprise… Avec moi on peut en gagner, mon pote…

- J’en suis tout à fait persuadé. Tout de même, comment on va s’y prendre ?

- Voilà ! Nous y sommes. C’est de cela que je voulais vous parler. J’ai votre esprit en très haute estime, et je suis convaincu que vous pourrez m’être très utile… C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à m’adresser à vous et à personne d’autre… Je n’en ai rien à faire de monsieur tout le monde, c’est de vous que j’ai besoin, de vous… Même Anatole France, il peut toujours se présenter, je m’en fiche, il est comme il est, moi je n’en veux pas…

- Très honoré, bredouillé-je, alors en quoi puis-je vous être…

- Nous y voilà. Je ne suis pas un génie, je le sais bien, ne protestez pas, je n’en ai pas honte, tout seul je n’y arriverais pas ; mais si vous, vous pouviez m’inventer quelque chose qui me ferait gagner quelques centaines de milliers de forints… Alors là, je ne vous oublierais pas, vous pourriez compter là-dessus… Je ne vous le demande pas gratis, comme beaucoup de ces canailles.

Le garçon nous fait signe qu’il va fermer. Nous nous levons.

- Alors, réfléchissez, dit-il.

- Bon, dis-je, je réfléchirai.

- Et si vous avez une idée, alertez-moi immédiatement.

- Je vous alerterai, dis-je.

- Un mot encore : discrétion ! Pas un mot à quiconque ! À quiconque ! Une telle affaire l’exige ! Dès qu’on la dévoile, un autre la prend. Faites-moi confiance, vous êtes jeune, ça, vous ne pouvez pas le comprendre. Je ne veux pas qu’on nous double. C’est donc bien entendu : pas un mot à quiconque !!

- Entendu.

- Bonsoir.

- Bonsoir.

Il est minuit et quart et moi je me trouve à Újpest.

 

Suite du recueil

 



[1] Quartier industriel excentré de Pest.