Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
je concours pour le prix nobel
J’ose écrire
tranquillement que je me porte candidat au prix de poésie de la
Fondation Nobel et je n’hésite pas à préciser en
quelle qualité je me porte candidat. Très probablement, le jury
ne comprend pas le hongrois, actuellement le jury ne comprend que l’hindi ;
il a en effet attribué le prix Nobel au poète indien Rabindranath Tagore, proclamant ainsi ce dernier le plus
grand poète du monde.
Dès ma plus tendre enfance,
j’ai en vue ce prix Nobel. Mes poésies ont paru sous
différents pseudonymes tels que Petőfi, Heine, Baudelaire,
Maeterlinck et autres. Je n’ai pas manqué d’implanter dans
mes poèmes ce machin truc humain général que le fondateur
du prix Nobel avait indiqué comme objectif. J’ai tenté ma chance
dans toutes les langues vivantes, en vain. Le prix Nobel ne m’a pas
été décerné. C’est Rabindranath
Tagore, poète indien, qui l’a eu à ma place. Pourquoi le
poète indien l’a-t-il eu, lui ? Me demandez-vous chère
Madame. En quoi ce poète indien représente-t-il mes sentiments,
ou les vôtres, chère Madame, ou encore ceux de ces messieurs
européens, membres du jury, qui lui ont décerné le
prix ? Eh bien, chère Madame, je vais vous l’expliquer.
Prenons par exemple une des merveilleuses poésies de Rabindranath
Tagore qui se présente ainsi :
« Le
jour où, enfant, j’ai grimpé pour la première fois
sur le tamaris, alors mon petit cœur était encore tel un acajou
baobab sur lequel sifflote un oiseau drougho.
Mais
aujourd’hui ce n’est plus l’oiseau drougho
qui chante dans mon cœur, désormais c’est le puissant Mahado-Biskaya qui chante et qui dit : pivi, pivi. »
Pardon, pardon, chère Madame, un
instant. Vous remarquez là un peu superficiellement que ce n’est
rien ce machin, ce n’est pas un poème, il n’y a
là-dedans ni rime ni rythme, et qu’est-ce que c’est que ces
trucs, baobab et drougho et tout ça,
qu’est-ce que ça peut signifier. Je dois tout de suite vous
préciser que le jury a eu connaissance de ces vers en traduction
anglaise, et que la poésie hindi s’écrit comme elle
s’écrit. Pourquoi ce poème est-il beau, et pourquoi il a
tant plu à ces messieurs qui décernent le prix Nobel ? Eh
bien voici, chère Madame. Ce qui est beau dans ce poème,
c’est qu’on y sent une saveur exotique. Qu’est-ce que nous
entendons par saveur exotique ? Nous entendons par saveur exotique des
termes tels que tamaris et baobab et Mahado que nous
n’avons jamais entendu de notre vie, nos oreilles se délectent en
poésie d’une tout autre façon, c’est
Pourquoi est-ce que je perds mon temps
à vouloir vous expliquer des choses, je vais rentrer chez moi pour
travailler. Il faut dire que depuis que ce Rabindra...
dranath Tagore a obtenu le prix Nobel, ma femme me
regarde d’une drôle de façon. Elle m’a
déclaré aussi sec, en guise d’avertissement, que
l’année prochaine, à peu près au moment où
l’on décerne les Nobel, elle aura absolument besoin de deux cent
mille couronnes, je n’ai qu’à me débrouiller. Au
demeurant, il paraît que nos jeunes poètes ne cessent de
s’exercer à écrire dans un langage exotique lyrique,
c’est devenu la tendance depuis que ce Rabindra...
bon, je n’ai pas envie de tout recommencer.
Voici... quelques tentatives, quelques
ouvrages pour concourir... Cette série s’intitule Rêves papous, que je compte poster
demain à l’adresse de l’Académie Nobel. Si vous
permettez, je vais vous faire lecture d’un des poèmes.
« Quand je t’ai
vue
Pendait à tes narines
percées
Un anneau magique en bois de
gribouillis
Tu étais bronzée
par le soleil
Et tu étais presque blanche
Tu étais bronzée
par le soleil
Toi, pofokatepe
Toi, pekefetopo. »
D’accord, ça a l’air
d’une ineptie à l’entendre comme ça, quand on sait
que c’est moi qui l’ai écrit. Mais, je le posterai avec un
timbre de Patagonie, et je le signerai Bua-buo-Tsingula, poète papou. Vous verrez à quel
point tout à coup ça deviendra merveilleux et ça plaira
à ceux de chez Nobel ! Que de charme, que de force première,
que de feu exotique et de poésie brute ils trouveront
là-dedans... Si je pouvais vous le faire sentir ! Rappelez-vous que
c’est moi qui l’ai dit, ce poème, nous le reverrons encore
en traduction anglaise, et un jour il sera peut-être traduit
d’anglais en hongrois... et alors peut-être me plaira-t-il aussi.