Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
dÉbats
Et maintenant je vais vous expliquer, moi,
quelle est la cause de la guerre.
La cause de la guerre réside dans le
fait que tous les hommes sont intelligents et raisonnables, ils n’aiment
pas la violence brute, ils préfèrent régler les affaires
par la supériorité intellectuelle, la conviction et la
persuasion.
Parce que, si la cause de la guerre
était la violence brute, alors on aurait appris depuis longtemps qui est
le plus fort, ce dernier aurait depuis longtemps pris le pouvoir sur la
terre¸ le plus faible aurait péri et un équilibre se serait
établi.
Mais les hommes sont très
intelligents et raisonnables, et ils préfèrent régler les
différends dans des joutes intellectuelles abstraites nommées
débats. Toute la littérature, les nombreux livres, les
différentes idéologies, la diplomatie, la presse et autres
équipements militaires proviennent de là.
Pour ceux qui en doutent, donnons une
définition précise et correcte de ce que nous entendons par débat ou dispute.
Par débat nous entendons,
n’est-ce pas, deux hommes pareillement préparés, sachant
exprimer correctement leurs pensées sensées, ayant des
conceptions opposées sur certains sujets et qui à tout prix
tentent de convaincre l’autre de la justesse de leur conception et de la
fausseté de celle de l’autre. Le but est évident :
étant donné que tous nos actes sont orientés par notre
manière de voir, si notre manière de voir change, nos actions
changent également, et toute l’histoire du monde en découle.
Imaginons par exemple deux messieurs puissants, bien placés pour prendre
des décisions très importantes, telles que par exemple
déclencher ou non une guerre ; imaginons, dis-je, que ces deux
hommes intelligents et d’esprit supérieur ont deux conceptions
différentes du but de la vie. L’un pense que le but de la vie
consiste en la réussite de l’individu et l’autre pense que
le but de la vie est la réussite de l’espèce. En
conséquence l’un souhaite la guerre et l’autre non, ce qui
conduirait manifestement à la guerre car celui qui souhaite la guerre
pourrait y forcer l’autre, celui qui ne souhaite pas la guerre, et en fin
de compte une guerre éclatera pour décider s’il fallait oui
ou non faire
Qu’en adviendra-t-il ? Les deux
hommes sont pareillement intelligents et d’esprit supérieur, et
ils font tous les deux défiler des arguments corrects,
réfléchis, ayant fait leurs preuves pour attester leur propre
vérité. L’issue du débat ne fait donc aucun doute,
ils atteindront leur but et l’un réussira à convaincre
l’autre comme l’autre réussira à convaincre
l’un.
Celui qui avait pour conviction que le but
de la vie est la réussite de l’individu, se laissant convaincre
par la juste argumentation de l’autre, finira, heureux et ému, par
reconnaître que l’autre avait raison – le but de la vie ne
réside décidément pas dans le bien être des
individus, mais en la réussite et le bonheur de l’espèce,
de la descendance. L’autre, en revanche, celui qui au début en a
persuadé le précédent, sera amené à la fin
du débat à accepter l’excellente argumentation du
précédent, que le diable emporte la descendance, même leur
existence n’est pas encore certaine, alors qu’il est tout à
fait certain que moi, j’existe, même dans les accouchements
difficiles, les médecins sauvent plutôt la mère que
l’enfant si l’un des deux doit absolument mourir.
Ainsi, après s’être
mutuellement convaincus, ils sont de nouveau en désaccord et rien ne
peut plus les retenir de se déclarer la guerre.
À mon sens, voilà la cause de
la guerre. Si quelqu’un n’est pas du même avis, il n’a
qu’à venir et me convaincre, je me laisserai volontiers persuader
– mais, sacré nom, moi aussi je le convaincrai, je suis un au
moins aussi bon polémiste que vous, Monsieur. Parce que, si la cause de
la guerre réside dans la question qu’a posée, lors
d’une circulaire de Noël, un jeune journaliste nommé
Belzébuth : quelle est la cause de la guerre ? C’est
là-dessus que nous avons si bien débattu qu’il ne restait
qu’à faire la guerre.