Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
occupation des enfants
À la recherche des lois de la bonne
éducation, le ministère s’est adressé sous forme
d’enquête aux personnes les plus excellentes et les plus
honnêtes, leur demandant de se déclarer sur le vécu de leur
petite enfance, afin que de ces déclarations il puisse déduire
les bons principes de l’éducation (en partant de
l’hypothèse que si les personnes sont excellentes et
honnêtes, c’est parce qu’elles ont été bien
élevées) – il a très favorablement accueilli la
récente déclaration que j’ai donnée au sujet de
l’alimentation enfantine et m’a invité à parler plus
en détail de la période allant de mes trois ans à mes
quatre ans, de quoi je m’occupais durant cette période, quels sont
les signes qui permettaient d’anticiper mes excellences futures et qui
pourraient servir de références dans l’éducation des
humains qui me ressembleraient.
En effet, le développement de mon
psychisme enfantin a bien commencé dès cet
âge-là : j’étais principalement
préoccupé par le miracle auquel plus tard on s’habitue et,
le confondant avec soi-même, on ne s’en occupe plus, en
l’occurrence le fait que j’ai un corps, des mains et des pieds,
toutes sortes de pièces détachées bizarres,
d’utilité partiellement connue, partiellement inconnue, avec
lesquelles – sous réserve qu’on me laissât seul
– je pouvais faire ce que je voulais. J’avoue que cela
m’intéressait infiniment plus que les jouets que l’on me
donnait. J’ignorais évidemment la destination et
l’utilisation finales de mon corps tout entier, tête et cou inclus,
je soupçonnais seulement que les grandes personnes l’avaient
construit et se l’étaient offert en cadeau pour leur propre
amusement. Ce qui me permettait de parvenir à cette conclusion
c’est qu’elles me passaient de l’une à l’autre,
me soulevaient, me déposaient, me balançaient, me lançaient,
m’essuyaient, me peignaient – moi, le jouet, je m’en
offusquais souvent, néanmoins ça m’intriguait aussi.
Ils semblaient particulièrement
intéressés par mon visage et ma tête ; comme je ne
pouvais pas les voir, je me croyais au début un tronc sans tête,
c’est seulement par la suite que j’ai pu me convaincre par
tâtonnement que moi aussi j’avais quelque chose sur le cou, comme
les autres. J’ai d’ailleurs fait des efforts pour prendre, enlever,
ouvrir ou retourner ce ballon mou.
J’ai enfoncé deux doigts dans
ma bouche pour l’écarter et pour accrocher les deux coins à
mes oreilles. Comme ça ne marchait pas j’ai essayé de tirer
et rallonger mes oreilles pour les fourrer dans ma bouche – ça ne
marchait pas non plus.
Un de mes amis qui tentait également
des expériences avec zèle dans le même sens, m’a
appris un jeu intéressant. Il faut prendre les deux oreilles à
pleines poignées et les écarter brusquement (je prie mon cher
lecteur de suivre avec précision mes indications, c’est la
condition de la réussite), il convient de tirer en même temps la
langue jusqu’à la racine et de fermer les yeux. Si on
exécute l’opération avec exactitude, on a
l’impression que les deux oreilles fonctionnent comme deux tirettes et
propulsent la langue automatiquement, ce qui est une chose fort amusante, mais
également utile. Ensuite on pince avec deux doigts sa peau sous le
menton et on la tire d’un coup vers le bas, en ravalant en même
temps la langue – cela fait l’effet de ramener la langue, depuis
l’intérieur, avec les doigts.
Le même ami m’a aussi appris la
"main de la mort" qui consiste à balancer vite une main vers
le bas, l’autre vers le haut – puis les mettre brusquement
ensemble, l’une est blanche, l’autre rouge.
En revanche, le jeu de
"blou-blou" qui permet également de bien s’amuser
pendant les heures creuses, je l’ai trouvé tout seul. Cela
consiste à bouger l’index très vite, rythmiquement de haut
en bas un grand nombre de fois sur les lèvres entrouvertes tout en
émettant un son continu – cela génère un bruit
original que l’on pourrait transcrire phonétiquement comme
"blou-blou-blou". Une expérience amusante.
Le jeu suivant ressemble en principe au
précédent. On colle fortement les deux paumes ouvertes sur les
oreilles, on les décolle et les recolle rythmiquement, à une allure
accélérée – le bruit du monde environnant devient de
cette façon un tohu-bohu insensé et drôle. J’ai
surtout aimé y jouer quand on me prêchait la vertu ou si on me
grondait – plus tard, à partir de six ans, à
l’école, pendant les explications. Les conférences des
hommes à la voix basse se prêtent remarquablement à ce jeu.
Le matin, devant la glace, je n’ai
jamais manqué de serrer sur mon cou la serviette, mise en tire-bouchon
– mon visage devenait bleu et mes yeux s’exorbitaient. Je
n’aurais jamais manqué cet amusement, pas plus que de garrotter
mon poignet avec une grosse ficelle ou mes doigts avec toutes sortes de fils
pour couper la circulation.
C’est à l’âge de
douze ans que j’ai perdu l’intérêt pour ces jeux quand
j’ai fait la connaissance d’une première petite fille.
Depuis lors nous jouons à des jeux infiniment plus amusants, avec des
mains, bouches et oreilles indépendantes de notre volonté.