Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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Mon exÉcution[1]

 

- Monsieur, Monsieur !

Je me tourne sur mon autre côté.

- Monsieur ! Il est sept heures ! Vous devez vite vous lever.

- Laissez-moi tranquille, qu’est-ce que vous voulez ? Pour quoi faire ?

- C’est à huit heures, l’exécution, vous allez encore la rater...

L’exécution à huit heures ? C’est vrai, je l’ai oubliée. Brrr, se lever si tôt, la chambre n’est même pas encore chauffée... et puis, pour quoi déjà ? Ah oui, mon exécution... Déranger les gens pour des choses comme ça.

Que mettre ? Le smoking, le matin ? Ah non, un simple costume sombre fera l’affaire...

- Allô, allô !

- J’écoute...

- Monsieur le rédacteur ? Venez vite, tout le monde est là, on ne peut pas faire attendre ces messieurs.

- Bon, j’arrive.

Ouf, enfin dans la rue. Je meurs de sommeil. Ce n’est pas très délicat de se faire exécuter à une heure pareille. Je n’ai même pas le temps de prendre mon petit-déjeuner. Comment peuvent-ils s’imaginer qu’on se lève à sept heures, rien que pour se faire exécuter à huit ?! Ils foutent ma journée en l’air, sans même parler de ma vie.

Dois-je monter dans le tram ? C’est où déjà, ce lieu du supplice ? Tiens, mais c’est Milán !

- Salut !

- Salut, Milán ! Saurais-tu par hasard où se trouve le lieu du supplice ?

- Oui, je sais, prends le soixante-dix-huit et tourne à gauche au terminus. Pourquoi ?

- C’est pour mon exécution.

- Ah oui, c’est vrai, je l’ai lu dans les journaux du matin... Ah zut, vraiment... Mes condoléances.

- Merci. Qu’est-ce que tu en penses, c’est une vraie cochonnerie, hein ?

- Pour sûr, il se passe trop de saloperies, ces temps-ci... On m’a réquisitionné deux chambres, juste maintenant, quand je veux me marier... Je suis aux abois. Tu connais ma nature, ma sensibilité, un truc comme ça me met en rogne pour des semaines...

- Allons, allons, Milán... ça s’arrangera...

- Pour toi c’est facile. Tu as la capacité de prendre les choses à la légère, et puis, ne le prends pas mal, je vais être franc, tu es égoïste, tu passes vite sur les malheurs d’autrui, je le vois bien, tu ne m’écoutes même pas, tu n’as pas cinq minutes à consacrer à mon problème.

- Pardonne-moi, mon cher Milán...

- Bon, ça va... Salut...

- Salut.

Je sens que je vais être en retard. Ce tram qui ne vient pas. Enfin.

- C’est un aller-retour que vous voulez ?

- Un aller simple.

Encore quelqu’un.

- Je t’attrape enfin... mon pote, qu’est-ce qu’on écrit dans l’Officieux ?

- Sur quoi ?

- Ben... sur... sur ce... sur ton truc de ce matin...

- Ah, mon exécution ? Je m’en fous, ce que vous voulez.

- Tu prends encore les choses à la légère... T’as un peu le trac ?

- Non. C’est Ince qui s’occupe de tout, ça ira comme sur des roulettes.

- À propos, il ne te reste pas un laissez-passer ? Ma cousine voudrait te voir... Tu sais que c’est une de tes fans...

Bon, on est arrivé. Apparemment c’est ici... Il y a pas mal de monde, si l’on pense... On ne m’a pas encore oublié... Il est vrai aussi que de nos jours on trouve du public pour tout.

- Salut, Ince. Il y a du monde ?

- Pas mal. Mais grouille-toi, on a dépassé l’heure.

- Bon, j’y vais.

Brrr. Que c’est laid. Bonjour à tous. Me voici.

- Cher Maître... un autographe...

- Voilà.

Bon, c’est terminé pour les formalités. Je crois que je me suis pas mal comporté, n’est-ce pas, Baron ? Ah, salut, Désiré, tu es là aussi ? Qu’est-ce que tu en penses ? Comment dis-tu ? Je n’ai pas donné le manuscrit au Szemle ? Laisse tomber, je leur ai promis que ce sera fait pour la semaine prochaine. Qui c’est, celui-là ? Ah oui, le curé.

- Je vous présente mes respects, mon Père.

- Confessez-vous, mon fils.

Je m’agenouille, je lève la main pour prêter serment :

- Confiteor. Je n’ai pas pu faire autrement. Ce que j’ai commis, je ne peux pas le réparer. Non, non, même ici, devant l’échafaud, je refuse de me repentir, je refuse de retirer quoi que ce soit - je déclare encore une fois, ici, solennellement, devant l’échafaud, qu’à mon sens, c’est une ineptie, oui, une ineptie, d’être obligé de fermer les boutiques à quatre heures quand il fait encore jour jusqu’à sept et qu’elles ne consommeraient pas d’électricité, alors que c’est sous ce prétexte que l’on a décrété l’heure obligatoire de fermeture. Je me tiens ici, devant vous et je ne peux pas dire autre chose - maintenant allons-y. En joue ! Feu !

Elle commence bien, cette semaine.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a de nouveau été publiée en 1925 sous le titre "Échafaud"