Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
l’enfer idÉal
Mon Dieu, quel beau rêve je viens de
faire ! Ai-je fait paître des agneaux dans une prairie couverte de
rosée ? Pas du tout. Ai-je cueilli de rouges fraises des bois en
compagnie d’une jeune blonde ? En aucune façon.
J’ai rêvé que
j’étais en enfer, au fin fond du cul de l’enfer.
Maître Virgile qui a bien voulu me
servir de guide affichait un sourire indulgent quand il a
déchiffré dans mes paroles que je m’attendais à
trouver des cheminées ardentes, des fleuves de lave, des chaudrons de
goudron bouillonnant. Bienveillant, il m’a averti de garder quand
même mon pardessus, je n’avais pas à craindre de brusque
changement de température. Il dit en souriant que ce genre de racontar,
c’est un journaliste italien nommé Dante qui les a fait répandre, il était
passé voilà quelques années pour un reportage.
Toute l’institution ressemblerait
plutôt à un grand hôtel ou un sanatorium, avec des chambres
le long de couloirs interminables, un numéro avec éventuellement
la carte de visite du patient sur chaque porte. Arrivant dans un bâtiment
latéral, le maître dit :
- Le dernier transport
intéressera peut-être Monsieur le Rédacteur. Rien que de
Budapest, nous avons reçu mille deux cents messieurs pour traitement le
jour où la guerre a brusquement pris fin.
- Elle a pris fin ? –
demandai-je, interloqué.
- Oui, et de plus avec une telle
brusquerie que personne ne l’avait prévu. On manquait de place,
tout à coup nous avons été envahis. Mais maintenant,
grâce à Dieu, tout est rentré dans l’ordre, nous nous
sommes efforcés de donner une chambre individuelle à tout le
monde, et chacun jouit d’un traitement régulier pendant la petite
cure de dix à vingt mille années. Allons voir l’un
d’entre eux au hasard.
Quand nous sommes entrés dans la
première chambre, j’ai été frappé par une
pénétrante odeur de savon ; mais il fallait aussi nous
boucher les oreilles, tellement nous étions accueillis par un hurlement.
Sur une chaise basse au milieu de la pièce, un homme était assis,
nu, il hurlait. Il était tenu par deux infirmiers pendant que deux
autres le frottaient sans cesse, à une allure ahurissante avec des
morceaux de savon géants. La pièce était pleine de savons
tout autour, la mousse de savon par terre s’élevait sur un mètre
de haut. Il m’a fallu plusieurs minutes pour le reconnaître.
- C’est vous, Blau ? – criai-je avec ahurissement.
- C’est bien lui, me
répondit le maître à sa place, un de nos patients
préférés. Sa cure promet d’être passablement
longue. Ce monsieur avait acheté beaucoup de savon, neuf wagons, ils
venaient d’être livrés quand la baisse est survenue. Vous
pouvez imaginer qu’il faudra quelques années pour qu’on le
lave de tout ce savon.
- C’est en cela que consiste la
cure ?
- C’est très naturel.
Dans ce service il n’y a que des spéculateurs, ils avaient
spéculé à l’achat et à la vente de stocks, la
fin de la guerre les a pris par surprise. En guise de traitement, nous leur
imposons la dépense, la consommation, l’utilisation des stocks
plus ou moins importants qu’ils avaient accumulés.
Des frissons glacés m’ont
parcouru le dos et une joie plutôt douce, le cœur.
Nous avons pénétré
dans une autre chambre. Une moitié de la pièce était
occupée par une énorme masse de chair haletante, se tortillant
péniblement. Je n’ai reconnu qu’après examen
approfondi dans cette masse les contours d’un commerçant de mes
connaissances. Deux infirmiers le gavaient de saindoux, du saindoux qu’il
avait stocké. Nous l’avons rassuré en disant qu’il en
restait encore plusieurs quintaux.
D’autant plus maigre était
l’occupant de la chambre suivante. Des traits ravinés dansaient
sur son visage jaune cire en d’affreuses grimaces monstrueuses. Un acide
sec coulait des orbites brûlées de ses yeux. Il en était au
deuxième hectolitre de vinaigre. Je l’ai salué poliment, et
sans attendre une réponse, je lui ai demandé s’il
était prêt à rabattre de dix sous les trois couronnes dix
fillérs le litre de son vinaigre. Je me suis rappelé que
c’était le prix qu’il m’avait demandé la
dernière fois que nous nous étions vus.
Une planche gigantesque posée en
pente était installée au milieu de la chambre suivante. Plusieurs
locataires résidaient dans cette chambre, chacun habillé de cuir
des pieds jusqu’à la tête : ils gisaient, suaient et
peinaient en chaussure de cuir, chemise de cuir, bas de cuir, chapeau de cuir,
dans la pièce surchauffée, ils essayaient d’éponger
la sueur de leur front avec des mouchoirs de cuir. L’un ou l’autre
remontait et glissait sur la planche en pente pour essayer d’user le cuir
plus vite, car on ne les lâchera pas avant usure complète de tous
ces cuirs qu’ils avaient amoncelés.
Dans la pièce directement voisine un
gentleman mal en point, très amaigri courait sans cesse en rond.
C’était Blazsek, le spéculateur
en chaussures. Il n’a pas arrêté sa course pour
répondre à mes questions, il n’avait pu user
jusque-là que vingt paires de chaussures et il en restait encore dix
mille autres.
L’occupant de la chambre en face, je
l’ai aussi trouvé dans un travail acharné. Il comptait de
la petite monnaie. Chaque bouchée qu’il avalait, il devait la
payer un prix exorbitant ; mais on n’acceptait son paiement
qu’en petite monnaie et s’il commettait un fillér
d’erreur, il devait recommencer à tout compter. Cet homme avait
spéculé en achetant des pièces de monnaie pour en extraire
du sulfate de cuivre, avec un bénéfice de deux mille trois cents
pour cent. Du sang suintait de ses doigts et la folie flambait dans ses yeux.
Des hurlements à déchirer les
oreilles jaillirent aussi d’une autre chambre quand nous avons ouvert la
porte. Le patient était allongé sur une table
d’opération, on s’appliquait à le travailler :
on était en train de l’amputer de ses jambes. Le monsieur en
question avait accumulé des prothèses de membres, et maintenant
on essayait sur lui chacune de ses jambes artificielles, qu’il devait
porter et user lui-même. Compte tenu des différentes longueurs des
prothèses, c’était déjà la vingtième
fois qu’on coupait un nouveau tronçon de ses jambes pour
qu’il puisse chausser la prothèse suivante. Des bandages
herniaires et des minerves tendaient son ventre, sa poitrine, son cou.
Et ainsi de suite, de nouveaux
spéculateurs apparaissaient dans chaque nouvelle chambre – ma
tête éclatait, le monde tournait autour de moi. J’ai
prié le maître d’arrêter la visite.
- Justement, on arrive à la
fin, dit-il, la dernière chambre est vide.
C’était une pièce
belle, propre, solitaire, avec une confortable chaise longue près de
J’ai prié le maître de
réserver cette chambre pour moi : c’est ici que je
m’enfermerai, loin des bruits du monde, pour user et supporter
l’énorme quantité stérile de connaissances,
d’expériences et de pensées que j’ai
accumulées pendant la guerre.