Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

afficher le texte en hongrois

casus belli

 

La scène se passe dans le bureau présidentiel. On frappe.

Le PrÉsident : Entrez !

Paly Tomkins (apparaît en tenue de prisonnier.)

Le PrÉsident : Ah, c’est vous, cher Monsieur... Comment vous appelez-vous, déjà ?

Tomkins : Paly Tomkins.

Le PrÉsident : Oui, c’est ça, je m’en souviens. Asseyez-vous, cher Tomkins... pas là, dans le fauteuil en cuir. Qu’est-ce que vous fumez ? Un havane, ça ira ? Attendez, prenez celui-ci... Une petite liqueur peut-être ?...

Tomkins (regarde sans comprendre.)

Le PrÉsident : Asseyez-vous, mon petit. J’aimerais discuter un peu avec vous... D’où venez-vous ?

Tomkins : Je ne viens pas, on m’a amené. De la prison de Sing-Sing.

Le PrÉsident (légèrement) : Oui, bien sûr, je sais... Ça ne fait rien. (En plaisantant.) On a fait des bêtises, hein ? Et on a été embastillé, hein ? Ha, ha.

Tomkins (baisse les yeux.)

Le PrÉsident (lui tapote l’épaule) : Ha, ha. Ça ne fait rien. Il faut que jeunesse se passe, hein ? Moi aussi, j’ai été jeune. Je peux comprendre ces choses-là...

Tomkins (troublé) : Monsieur le Président...

Le PrÉsident : Appelez-moi Vili, mon petit... Je pourrais être votre père !

Tomkins (éberlué) : Monsieur Vili... (Il regarde autour de lui.)

Le PrÉsident : C’est bien, mon petit. Prends encore un verre. Alors, mon petit Tomi, comment ça va ces temps-ci ? Sans gêne aucune. On en a ras le bol du vieux Sing-Sing, hein ? Ha, ha !

Tomkins (baisse les yeux. )

Le PrÉsident : Depuis combien d’années êtes-vous enfermé ?

Tomkins (doucement) : Huit ans.

Le PrÉsident (réjoui) : Magnifique. Et depuis, vous ne savez rien du monde ? Vous ne lisez rien... des journaux, des choses comme ça ?

Tomkins : Certainement pas.

Le PrÉsident : À propos de la guerre ?

Tomkins (ébahi) : Quelle guerre ?

Le PrÉsident (vite) : Rien, un petit malentendu... pas vraiment une guerre... une petite altercation... les Cinghalais ont attaqué un vieux truc... mais tout est déjà réglé... c’est fini, n’en parlons plus... Parlons de vous, mon cher petit. Si je comprends bien, nous en avons assez du vieux Sing-Sing. Dites-moi, êtes-vous déjà allé en Europe ?

Tomkins : Oui, une fois, il y a quinze ans.

Le PrÉsident : Magnifique. Dites-moi... auriez-vous envie de faire un petit voyage d’agrément en Europe ?

Tomkins (ébahi) : Mais...

Le PrÉsident : Vous voulez dire qu’il vous reste encore quelques années à passer... Allons, mon petit, il ne faut pas prendre les choses avec autant de sérieux... Puisque vous regrettez déjà votre geste...

Tomkins : Monsieur le Président !

Le PrÉsident : C’est une évidence. Cette vie ne vous fait manifestement pas de bien... Comme vous êtes pâle... Vous avez besoin de changer d’air, mon petit. Vous monterez à bord d’un beau navire, nous vous donnerons l’argent et tout ce qu’il faut... Une cabine de première classe... et puis hop là ! Passez muscade ! Alors ? Le petit Tomi, où il est ? En Europe.

Tomkins (gêné) : Mais pourquoi justement...

Le PrÉsident : Pourquoi justement en Europe ?... Parce que cela vous fera le plus grand bien... Et puis vous rendrez visite à vos parents...

Tomkins : Mais je n’y ai personne.

Le PrÉsident : Ou à vos connaissances... Il y a sûrement une personne chère à votre cœur... Un bon ami... ou une bonne amie... hein ? (Il le chatouille sous le bras, il cligne de l’œil.) Une bonne petite poule... hein ?

Tomkins (rigole.)

Le PrÉsident (le tapote de l’index avec espièglerie) : Vous avez bien dû rencontrer un jour quelqu’un de là-bas... que vous n’avez pas pu oublier... Hein ? Ha, ha. Bon, ça ne fait rien, vous lui rendrez visite. Quand voulez-vous partir ?

Tomkins (explose) : Monsieur le Président... vraiment...

Le PrÉsident : Pas de manifestation de gratitude... Monsieur Vili est bon... Alors quand le petit Béla veut-il partir ?

Tomkins (étonné) : Béla ?

Le PrÉsident : Le petit Tomi, pardon... J’étais distrait, j’ai pensé à une de mes connaissances féminines, Casus Belly. Alors, voulez-vous partir demain ?

Tomkins (en larmes) : Monsieur le Président... Je suis un pauvre, simple, criminel... Mais pas un mauvais bougre... (Sa voix se casse.) Monsieur le Président est mon sauveur... Merci... (Il lui cherche la main.)

Le PrÉsident (ému) : Laissez, mon petit...

Tomkins : Je vous promets... Je ne suis pas né pour être criminel, j’avais un métier... Mais les mauvaises fréquentations... J’ai été insouciant, j’ai fini par sombrer...

Le PrÉsident (les yeux radieux) : Sombrer ? Magnifique !

Tomkins : J’ai sombré de plus en plus bas...

Le PrÉsident (enchanté) : De plus en plus bas... Magnifique... Vous êtes mon homme !... Demain vous partez pour l’Europe ! Je fais tout de suite le nécessaire !  (Il s’assoit, écrit une lettre. Pendant qu’il écrit) : Dites-moi, mon petit, quel est votre ancien métier ? Je dois l’écrire ici.

Tomkins (très vite, heureux) : J’étais célèbre, moi... Un grand nageur... J’ai été champion de natation du Wild West... (Il se vante.) Lors d’un naufrage, un jour, j’ai nagé huit milles marins, du large jusqu’à la côte, j’ai nagé pendant trois jours...  (Il rigole.) Il ne m’est rien arrivé...

Le PrÉsident (sa plume et son menton en tombent) : Quoi ??

Tomkins (vivement) : Mais oui ! J’étais un brave gaillard, autrefois ! Olé !

Le PrÉsident (sonne. Au gardien qui entre) : Ramenez ce salaud à Sing-Sing... Amenez-en moi un autre... Envoyer à moi un pareil assassin, un cambrioleur !... Qu’on l’enferme !

Tomkins (pris de panique) : Mais, Monsieur le Président...

Le PrÉsident (en hurlant) : La ferme ! Assassin !

Tomkins (anéanti) : Je n’ai pas été arrêté comme assassin... mais comme incendiaire...

Le PrÉsident (en hurlant) : Et alors ? Incendier, c’est permis, peut-être ? Croyez-vous qu’un incendiaire peut échapper à la juste main de la loi ? Allez, ouste, à Sing-Sing ! Je me charge d’alourdir votre peine... pour tromperie envers l’autorité... Emmenez-le !

 

Suite du recueil