Frigyes Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
envie
L’envie
est la cause de tout, la méchante et cruelle envie des gens envers leurs
congénères, expliqua Dezső avec véhémence
à son unique ami Géza. Le problème n’est pas que
nous soyons égoïstes et voulions nous accaparer tous les biens et
toutes les joies de la vie, y compris au détriment d’autrui, mais
nous aspirons à jalouser la fortune et les biens d’autrui, nous
aimerions nous en emparer, même si nous n’en avons nullement
l’usage. Nous sommes habités par un tigre qui assassine tout un
troupeau alors qu’il ne peut consommer qu’une seule génisse :
nous ne sommes en mesure de vivre qu’une seule vie, mais nous voudrions
en annihiler des centaines et des milliers. Ce n’est pas
l’égoïsme, mais c’est l’envie qui fait du monde
un enfer ; nous avons les yeux mille fois plus grands que le ventre. Si
- C’est le pessimiste qui parle
ainsi, répond doucement Géza, celui qui oublie de regarder
l’autre côté de
Dezső ne répondit rien, ils se
séparèrent en silence.
Géza demeura au café
jusqu’à neuf heures du soir en pensant à sa froide chambre
meublée et au terme qu’il n’avait pas encore
réglé.
À neuf heures il se leva, soupira,
voulut partir. C’est alors que Dezső fit irruption dans le
café, il était pâle, hirsute, il avait du mal à
sortir quelques mots de ses lèvres tremblantes.
- Géza... viens... une chose...
horrible...
Ils coururent dans la rue, Dezső ne
cessait pas de trembler.
- Je viens du club... c’est horrible...
nous avons joué et... trente... quarante mille couronnes, je ne sais...
j’ai gagné beaucoup d’argent.
Il enfonça sa main dans la poche de
son manteau pour en extirper une épaisse liasse de billets de mille
chiffonnés, puis il les rangea.
Ils marchèrent côte à
côte, pâles, à pas rapides, sans se dire un mot. Dezső
rompit le premier le silence.
- Je me suis... tout de suite...
dépêché... de venir te trouver, on monte chez moi... je ne
veux pas qu’on nous voie... je veux te donner deux mille couronnes...
Géza ne sut pas quoi
répondre. Tout au long du boulevard József ils
n’échangèrent plus un mot. À l’entrée,
Dezső s’arrêta, leva les yeux sur son ami et éclata de
rire.
- Qu’y a-t-il ? –
demanda Géza, interloqué.
Dezső remit la main dans sa poche et
fit ressortir la liasse de billets.
- Regarde !
Géza regarda mieux les billets. Il
regarda son ami et un bruyant rire de bonheur jaillit aussi de sa gorge. Il
rougit, ses traits se radoucirent, ses yeux regagnèrent leur expression
calme et sereine.
- Eh oui, dit Dezső, je voulais
te faire une farce. Ce sont des billets de théâtre, c’est un
acteur qui me les a prêtés jusqu’à demain.
Géza riait toujours, heureux,
libéré. Mais quand brusquement Dezső redevint
sérieux, il se troubla, étonné.
- Qu’y a-t-il ?
– demanda-t-il.
- Rien, dit Dezső
négligemment, je veux seulement te faire remarquer que d’apprendre
que dans ta misère deux mille couronnes te tombent brusquement dessus,
ne t’a pas fait autant plaisir, tant s’en faut, que la nouvelle que
si tu ne touches pas les deux mille, moi non plus je ne touche pas trente-huit
mille.